La moutarde

Texte : Marie Josèphe Moncorgé

Pots de moutarde en épiceries, 18e 19e siècle

Pots de moutarde, en épiceries, 18e 19e siècle


Des graines de moutarde aux sauces moutarde de l'Antiquité romaine à nos jours.


La moutarde romaine

Dès l'origine, il y a confusion entre moutarde (plante herbacée de la famille des crucifères, appelée aussi sénevé) et moutarde (condiment préparé par broyage de graines de moutarde avec ajout d'un mélange de produits variables selon les recettes). Il est alors difficile de savoir, dans les textes anciens, si la moutarde condiment est une invention culinaire très ancienne ou s'il s'agit seulement d'utilisation de graines de moutarde, sans préparation particulière.

Pline l'Ancien, dans son Histoire Naturelle, parle, sans ambiguïté de la moutarde (sinapi), dont la saveur est très piquante et l'effet brûlant, et qui est très salutaire au corps; elle vient sans culture, mais elle est meilleure quand on l'a repiquée... Il y a trois espèces de moutardes. (Livre XIX - 54).

Cette description correspond tout à fait à la moutarde des champs (Sinapis arvensis), à la moutarde noire (Brassica nigra) et à la moutarde blanche (Sinapis alba). Il faudrait ajouter la moutarde brune ou moutarde de Chine (Brassica juncea) pour avoir fait le tour des différentes graines de moutarde utilisées pour faire la moutarde.

Mais quand Pline parle de moutarde pour conserver les raves (XVIII-128), on se demande alors s'il s'agit d'une sauce-condiment voisine de la sauce moutarde que nous connaissons ou d'une autre préparation à base de graines de moutarde.

Apicius présente également plusieurs recettes avec de la moutarde (sinapi). Il s'agit, sans ambiguïté, de graines dans la patina d'herbes (Livre IV-II-7), où il est question de moutarde verte et dans la recette de fèves (Livre V-VI-3) qui parle de moutarde pilée. Mais que penser de la recette de saucisses (II-V-2) qui dit de griller la saucisse et de servir avec la moutarde, de la recette de blettes (III-XI-2) qui sert les bettes bouillies avec de la moutarde, un peu d'huile et du vinaigre (cela ressemble beaucoup à notre sauce vinaigrette) ? Quant à la dernière recette, extraite des Excerpta, rédigés plusieurs siècles après le texte de base du De re coquinaria , l'ambiguïté est la plus forte : il est question de moutarde préparée (senape factu). De quoi s'agit-il ?
Le livre I nous donne la réponse :

Pour conserver la couenne de porc ou de boeuf et les pieds cuits : mettez-les de façon à les recouvrir dans de la moutarde préparée avec du vinaigre, du sel et du miel et utilisez-les à votre convenance
(Livre I-VII-2, traduction Jacques André).

Nous avons une recette identique quelques pages plus loin :

Autre recette pour conserver les raves (s'agit-il de la recette dont parlait Pline plusieurs siècles auparavant ?) :

Mélangez de la moutarde avec du miel, du vinaigre et du sel et versez sur les raves préalablement rangées (I-XII-9).

La sauce moutarde existe donc chez les romains. Il s'agit d'une sauce aigre-douce, sans épices, dont la saveur est donc assez différente de la moutarde que nous connaissons habituellement.

La graine de moutarde est également citée dans l'évangile de Mathieu, (XIII, 31-32) : Le royaume des cieux est semblable à un grain de sénevé... C'est bien la plus petite de toutes les graines, mais quand elle a poussé, c'est la plus grande des plantes potagères.

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La moutarde médiévale

La moutarde est alors une sauce très populaire. En 1534, Rabelais fait avaler des pelletées de moutarde à Gargantua, au chapitre XXI :

Pissant doncq plein urinal, se asseoyt à table, et par ce qu'il estoit naturellement phlegmaticque, commençoit son repas par quelques douzeines de jambons, de langues de beuf fumées, de boutargues, d'andouilles, et telz aultres avant coureurs de vin.

Gargantua mangeant des pelletées de moutarde, Rabelais 1534, illustration de Gustave Doré

Ce pendent
quatre de ses gens
luy gettoient en la bouche,
l'un après l'aultre, continuement,
moustarde à pleines palerées.

Illustration de Gustave Doré

Les graines de moutarde (sinape) font partie de la liste de plantes du Capitulaire de Charlemagne, au 9e siècle.

Il existe des recettes de viande à la moutarde dans la cuisine arabo-andalouse de l'Anonyme Andalou.


Le nom de mostarde ou moustarde (moutarde) date du début du 13e siècle et vient de moût (most en ancien français, mustum en latin), pour désigner des grains de sénevé broyés avec du moût de vin (nouveau dictionnaire étymologique, Larousse, 1964). Le moût est le jus du raisin, avant fermentation alcoolique. La moutarde est donc un moût ardent, un jus de raisin qui brûle, en référence à la saveur piquante de la graine de moutarde.

La sauce moutarde est citée dès les premiers livres de cuisine de la fin du 13e siècle, pour accompagner diverses sortes de viande ou de poisson : Les enseignements qui enseignent à apareillier toutes manières de viandes, le Tractatus de Modo, le Manuscrit de Sion ...

On trouve les premières recettes de moutarde dans le Liber de Coquina : De musto et mustarda et Aliter de mustaddo (V- 13 et 14) et dans le Tractatus de Modo : Confectio mustardi (V-12).

Aliter de mustaddo : ad mustardam faciendam, recipe mustum paratum ut dictum est superius et colatur per stamina. Deinde, habeas de semine cenapi quantum uolueris et pone parum de musto ad mollificandum. Deinde, predictum semen fortiter tere, distemperando cum predicto musto. Postea, habeas .4. uncias canelle, .3. uncias zinziberis, .I. unciam gariofili, .2. uncias cardamomi et mediam piperis longi; omnia ista tere, bene distemperando cum parum de musto et misceantur cum mustarda : pro duabus peciis de mustarda, pone .I. unciam de speciebus.
Scias quod quando mustum decoquitur, debet ibi poni tanta quantitas salis, ac si carnes deberent ibi decoqui; et quando dulcius mustum est, tanto melior mustarda inde fit.

Autre façon de moutarde : pour faire de la moutarde, prends du moût préparé comme il a été dit plus haut et qu'il soit filtré à travers une étoffe. Puis prends du sénevé autant que tu veux et mets un peu de moût pour l'amollir. Puis broie très fortement le grain en question, à mêler au moût dont il est parlé. Ensuite, prends 4 onces de cannelle, 3 onces de gingembre, 1 once de clou de girofle, 2 onces de cardamome et la moitié d'un poivre long; broie tout cela, le mêlant bien avec un peu de moût et qu'il soit mélangé avec la moutarde : pour deux prises de moutarde, mets une once d'épices.
Sache que quand cuit le moût, il doit être mis autant de quantité de sel que si les viandes devaient y être cuites; et de là la moutarde est autant meilleure que le moût est plus doux.
Liber de Coquina, V - 14, traduction Père Imbert.

Le Sent Sovi donne une recette de mostaya nostrada (moutarde de chez nous), faites avec du bouillon, du miel et du sucre, et une version ffransessa (moutarde française) avec du vinaigre (CLXII : qui parla con se ffa mostaya nostrada).

Le Viandier de Taillevent ne donne pas de recette précise de moutarde mais le Forme of Cury présente une recette de lombard mustard, avec miel, vin, vinaigre (145) et le Ménagier de Paris propose dans les sauces non bouillies 2 recettes de moustarde, l'une vite faite (a haste) et l'autre faite en prenant votre temps (bonne et a loisir) (269) :

Moustarde
Se vous voulez faire provision de moustarde pour garder longuement, faictes la en vendenges de moulx doulx. Et aucuns dient que le moulx soit bouly.
Item, se vous voulez faire moustarde en ung village a haste, broiez du senevé en ung mortier et deffaictes de vinaigre et coulez par l'estamine. Et se vous la voulez tantost faire parer, mectez la en ung pot devant le feu. Item, et se vous la voulez faire bonne et a loisir, mectez le senevé tremper par une nuyt en bon vinaigre, puis la faictes bien broyer ou moulin et bien petit a petit destremper de vinaigre. Et se vous avez des espices qui soient de remenant de gelee, de claré, d'ypocras ou de saulses, si soient broyez avec, et apres la laissier parer.

Moutarde
Si vous voulez faire provision de moutarde à garder longtemps, faites-la avec du moût frais des vendanges. Certains disent que le moût doit être bouilli.
Item, si vous voulez faire de la moutarde, dans un village, rapidement, broyez du sénevé dans un mortier et délayez avec du vinaigre, et passez à l'étamine. Et si vous voulez la faire fermenter tout de suite, mettez-la dans un pot devant le feu. Item, et si vous voulez la faire bonne et en prenant votre temps, mettez le sénevé à tremper une nuit dans du bon vinaigre, puis vous la faites broyer au moulin et mouillez peu à peu avec du vinaigre. Et si vous avez des épices qui restent d'une gelée, de claret, d'hypocras ou de sauces, broyez-les avec, et après, vous la laissez fermenter.

Remarques Old cook :

Il semblerait que la Catalogne, l'Angleterre et l'Italie préfèrent les saveurs aigre-douces, alors que la France préfère nettement les saveurs acides. On le constate avec les 2 grandes sauces médiévales : la moutarde et la sauce cameline. Dans les deux cas, les recettes françaises sont acides contrairement aux recettes aigre-douces des autres pays.

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La moutarde moderne

La moutarde, contrairement aux autres sauces médiévales, a été conservée jusqu'à nos jours, en se modifiant et en s'industrialisant. Il y avait déjà des moutardiers à Paris en 1292, mais la moutarde est de Meaux seulement depuis 1760 (elle était fabriquée par les chanoines qui en gardaient le secret de fabrication avant cette date).

moutarde Bizouard à Dijon, Georges Meunier 1896

La moutarde est fabriquée à Dijon depuis au moins 1347, mais la moutarde de Dijon est une appellation générique qui ne garantit pas l'origine géographique du produit.

La marque Amora a été déposée par Armand Bizouard en 1919.

La moutarde est désormais fabriquée dans le monde entier, selon des recettes variables en fonction des goûts locaux : moutardes fortes ou douces, très acidulées ou franchement sucrées, avec des grains apparents (moutarde à l'ancienne) ou une sauce unie...

Mais dans tous les cas, la moutarde est un condiment à saveur piquante, héritée du sénevol, une essence sulfurée contenue dans la graine de sénevé.


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