Marchands d'épices

à l'époque médiévale

Histoire imaginée par Marie Josèphe Moncorgé

A la fin du printemps de l'an de grâce 1376, le sieur Niccolo Aliotti, marchand de Florence, rencontre à Constantinople Yusuf Ibn al Sîd, marchand de Grenade. Ce sont deux marchands spécialisés dans le commerce des épices.

Niccolo Aliotti est le descendant d'une illustre famille florentine qui a fait fortune au 13e siècle, échangeant soies et épices d'Orient contre draps des Flandres, dans les foires de Champagne. Malgré tous les malheurs qui ont frappé l'Europe depuis le début du 14e siècle [famines (1315-1320), guerre entre Français et Anglais (guerre de Cent Ans à partir de 1337 et jusqu'en 1453), la Peste Noire (1346-1353)], malheurs qui ont anéanti près de la moitié de la population, Niccolo constate avec étonnement que son commerce d'épices marche toujours. Les riches bourgeois et les grands seigneurs, ses principaux clients, semblent pris d'une frénésie de vivre pour échapper, peut-être, à la peur de mourir. Un peu comme les jeunes gens du Décaméron de Boccace (1350), qui proclament leur appétit de vivre au moment de la peste de 1348 à Florence. Et ils s'étourdissent de plaisirs, mangeant force plats de viande assaisonnés de bonnes épices, au doux son des lais, virelais et rondeaux de Guillaume de Machaut (musicien et poète, 1300-1377).

Marchand d'épices au moyen age : Janvier, Très Riches Heures de Jean de Berry (Musée Condé)

Janvier, détail, Très Riches Heures de Jean de Berry ~1415-1416
(Chantilly, Musée Condé, Ms. 84 fol 1v)

Niccolo ne sait pas encore que le duc de Berry va faire exécuter, dans une ambiance si troublée, des miniatures qui donneront au monde une image paisible de cette époque, loin des horreurs de la guerre (Très belles heures et Très riches heures du duc de Berry, début 15e siècle).

Quelle époque contrastée que le 14e siècle, un siècle plein de bruit et de fureur. En France, c'est l'époque de Du Guesclin (chef des armées, 1320-1380), de la dynastie guerrière des Valois, de Froissart (écrivain chroniqueur de la guerre de Cent Ans, 1337~1400), mais aussi de Gaston Phébus, ami des arts et des lettres, comte de la fastueuse cours de Foix (1331-1391), du riche Nicolas Flamel (écrivain-alchimiste, 1330-1418) et du poète Eustache Deschamps (1346-1406).

Niccolo Aliotti, natif d'une Italie composée d'une douzaine d'états indépendants, est fier d'être toscan de Florence, ville bientôt aux mains des Médicis, cette famille de marchands et de banquiers qui sont ses cousins. Familier de la France et de l'Italie par son commerce des épices, il peut facilement comparer : l'Italie est plus riche. Elle est surtout culturellement en avance, avec Boccace, Dante, Pétrarque, Giotto, Donatello, Fra Angelico... S'il savait deviner l'avenir, il saurait que le 15e siècle va être encore plus brillant, avec Léonard de Vinci, Michel Ange, Botticelli, Machiavel, Arioste... au point que les rois de France (dont François 1e) vont faire la guerre à l'Italie (à partir de 1494) et s'inspirer de son style de vie.

Mais avant cela; en 1376, notre marchand florentin rencontre à Constantinople (encore byzantine et orthodoxe jusqu'en 1453), Yusuf Ibn al Sîd.

Yusuf Ibn al Sîd est un marchand de Grenade la musulmane (jusqu'en 1492 !), descendant d'une famille de soyeux de l'Alcaiceva (un quartier de Grenade), famille qui s'était enrichie en échangeant de la soie contre de l'or et des esclaves noirs du Niger. Sa rencontre à Grenade en 1350 avec Ibn Battuta (grand voyageur, 1304-1368), qui lui a raconté ses voyages à Samarcande, Delhi, Ceylan, jusqu'à Pékin, lui a donné l'envie de découvrir les merveilles de l'Orient.

Certes, Yusuf conserve la nostalgie d'Al Andalus, de Grenade, grande cité cosmopolite, des sorbets à la fraise réalisés avec les neiges de la Sierra Nevada. Il pense souvent à la magnificence de l'Alhambra (palais construit par Yusuf 1e, 1332-1354 et Muhammad V, 1354-1358 et 1368-1392), mais il est réaliste et il sait que les jours des arabes sont comptés en Espagne. Alors que, d'un autre côté, seul un marchand musulman peut oser s'aventurer maintenant, avec une relative sécurité, sur les routes de la soie et des épices, jusqu'en Indonésie et même en Chine.

Pendant ce temps, Tamerlan et ses mongols ont commencé la conquête de l'Asie Centrale (ils vont atteindre Delhi en 1398), l'empire ottoman continue son expansion en Turquie, la dynastie Ming débute en Chine (1368), les Thaï attaquent l'empire Khmer au Cambodge, où le temple d'Angkor va bientôt être abandonné (1393). Tout l'Orient est en train de s'islamiser. Vraiment, seul un marchand musulman peut s'aventurer facilement en terre d'islam.

marchand d'épices (Cachemire ~1850, British Library)

Marchand d'épices, peinture d'un artiste du Cachemire vers 1850
(ADD.OR 1716, détail - By permission of The British Library)

Et voici que Yusuf Ibn al Sîd et Niccolo Aliotti se rencontrent, pas tout à fait par hasard, à Constantinople.

Ces deux marchands savent que l'époque de Marco Polo sur la route de la Chine est bien révolue (1271-1295), mais ignorent que celle de Christophe Colomb (découverte de l'Amérique en 1492), n'est pas encore commencée.

Le gothique est rayonnant avant de devenir flamboyant : Notre Dame de Paris est achevée depuis 1345. Les travaux continuent dans la cathédrale de Cologne ainsi que dans l'Abbaye de Westminster où le réseau des fenêtres composées de l'église montrent l'influence de l'architecture d'Ile de France. Carcassonne termine l'agrandissement de son enceinte fortifiée. Les papes sont dans leur palais d'Avignon pour un an encore (1309-1376).

Notre marchand florentin, en ce 14e siècle troublé, est en réalité un pionnier du capitalisme moderne : il a abandonné les chiffres romains pour les chiffres arabes si commodes pour la tenue des livres de compte. Il utilise déjà les lettres de change et les chèques pour éviter d'avoir trop de Florins or sur lui. Ses marchandises sont assurées contre le vol par sa compagnie marchande. S'il arrive à éviter les brigands et les soldats, un courrier met 3 semaines pour aller de Gènes à Paris. Des services de courriers réguliers ont d'ailleurs déjà été organisés par les marchands florentins au siècle précédent entre Troyes, Provins et l'Italie.

Et Niccolo a l'esprit ouvert et le sens du commerce qui lui permettent de négocier tranquillement avec un marchand musulman, malgré la haine tenace qui existe entre les deux communautés depuis au moins les croisades (1096-1291). C'est en fait un mélange d'attirance / répulsion entre chrétiens et musulmans : chacun est sûr d'avoir la vérité en matière religieuse, et c'est une guerre impitoyable dans ce domaine. Mais l'Europe est fascinée par le luxe dont savent s'entourer les califes et par les connaissances scientifiques des arabes, bien supérieures à celles des chrétiens de l'époque, souvent emprisonnés dans le dogmatisme et la scolastique.

C'est pourquoi les échanges entre chrétiens et musulmans sont nécessaires : soies, épices, métaux précieux, alun (teinture / tannage), coton, mais aussi manuscrits grecs pour découvrir les oeuvres d'Aristote (logique, éthique), Euclide (mathématiques), Ptolémée (astronomie), Hippocrate et Galien (médecine) ... et les manuscrits arabes pour découvrir Avicenne (médecin et philosophe), Averroès (philosophe), Ibn Battuta (géographe), Ibn Khaldun (historien) ...

Parfois, les échanges entre ces deux mondes ont lieu par l'intermédiaire des commerçants juifs ou arméniens qui vivent aussi bien en milieu musulman que chrétien (en dehors des persécutions contre les juifs).

Mais en ce jour de printemps 1376, suite à leur rencontre à Constantinople, Niccolo et Yusuf ont préféré négocier directement un commerce sans intermédiaire. Ils pensent tout deux qu'ils feraient de bien meilleures affaires s'il n'y avait pas tant de droits féodaux de péages (qui peuvent grever de 60% les frais de transport), ni toutes ces guerres ou ces brigands, qui ralentissent considérablement la circulation des marchandises et empêchent le bon entretien des routes, comme du temps lointain des voies romaines !

Mais ils se réjouissent de la mode culinaire des épices, qui s'est emparée de la classe dominante européenne : les épices sont faciles à transporter, d'un très bon prix à la vente.

D'après le cousin de Niccolo, des manuscrits avec des recettes de cuisine commencent à circuler dans les milieux aisés et cultivés de toute l'Europe.

Quelle époque paradoxale !


Repas en Europe médiévale - Haut de page