L'entremets élevé

de Maître Chiquart

Texte : Marie Josèphe Moncorgé

Bien avant d'avoir inventé le marketing et la communication, le prince médiéval savait utiliser les "repas d'affaires" ou les "festins politiques" pour manifester sa richesse et sa puissance. Les cuisiniers médiévaux des grandes maisons d'Europe ont donc appris à organiser des banquets pour des centaines de convives, à faire des présentations de prestige, avec beaucoup d'imagination et de savoir-faire, sans les moyens techniques de nos modernes traiteurs.

Au milieu du repas se situe l'entremets, moment où le maître de maison va divertir ou impressionner ses invités, grâce à des intermèdes musicaux, des exhibitions ou des nourritures déguisées. L'entremets est un outil de propagande politique ou une entreprise publicitaire au service du prince.

Voici un exemple d'entremets du temps des fastes de la cour de Savoie, dirigée par d'Amédée VIII. Entremets décrit par Maître Chiquart dans son livre Du fait de cuisine en 1420. Il s'agit d'un extraordinaire décor de théâtre mélant toiles peintes, constructions de tours, artifices (feu craché) et plats cuisinés (brochet en sauce, oie rôti, viande hâchée présentée moulée...). Cet entremets, l'un des plus complexe qui soit décrit dans la littérature culinaire de l'époque, a pu inspirer Olivier de la Marche, maître d'oeuvre des entremets du fameux banquet du Faisan, organisé à Lille en 1454 par le Duc de Bourgogne Philippe le Bon.

Pour ung entremés eslevé (10)
Pour un entremets élevé, c'est à savoir un château, il faut faire pour son fondement une belle litière grande à porter par quatre hommes, et en la dite litière il faut quatre tours à poser en chacun des quatre coins de la litière, et chaque tour sera bien fortifiée et percée de machicoulis; et en chaque tour qu'il y ait des arbalétiers et archers pour défendre la dite forteresse, et encore en chaque tour un cierge ou une torche de cire pour illuminer; et ils porteront des branches de tous arbres portant fleurs et fruits de toutes sortes, et sur les dites branches des oiseaux de toutes sortes. Et dans la basse cour, il y aura au pied de chaque tour : dans l'une des tours, une hure de sanglier décorée d'armoiries et dorée lançant du feu; d'autre part un grand brochet, et ce brochet sera cuit de trois manières : le tiers du brochet sera frit du côté de la queue, et l'autre tiers du milieu sera bouilli, et l'autre tiers de la tête sera rôti sur le gril; et le dit brochet sera assis au pied de l'autre tour en regardant dehors de la bête jetant du feu. Or il faut voir la sauce du dit brochet avec laquelle il doit être mangé, c'est à savoir : le frit avec des oranges, le bouilli avec une bonne sauce verte qui soit aigrelette d'un peu de vinaigre, et le rôti du dit brochet doit se manger au verjus qui soit fait d'oseille. Au pied de l'autre tour un porcelet doré regardant dehors et lançant du feu; et au pied de l'autre tour un cigne écorché et revêtu (de son plumage), aussi jetant du feu. Et au milieu des quatre tours, dans la basse cour, une fontaine d'Amours, de laquelle fontaine il doit jaillir par un canon de l'eau de rose et du vin clair; et dessus la dite fontaine soient des cages garnies de colombes et de tous oiseaux volants. Et au plus haut du dit château qu'il y ait des étendards, bannières et pennons (Oldcook : drapeaux triangulaires à longue pointe); et du côté de la dite fontaine, qu'il y ait un paon qui soit écorché et revêtu (de ses plumes). Et pour cela, moi Chiquart, je veux enseigner au dit maître qui le fera ce qu'est l'art du dit paon, et cela pour faire courtoisie et honneur à son seigneur et maître, c'est à savoir de prendre une oie grosse et grasse, et l'embrocher bien et la mettre à rôtir bien et nettement et gaillardement, et de la revêtir des armes du paon (du plumage du paon) et de la mettre à la place où le paon doit être assis, à côté de la fontaine d'Amours et les ailes ouvertes; et de la queue lui faire la roue, et le cou tenu élevé en haut comme s'il était vivant, avec une brochette de bois mise dans son cou pour le faire tenir droit. Et pour ceci le dit maître queue ne doit point écorcher le dit paon, mais qu'il enlève les ailerons pour revêtir l'oie et enlève le cuir ou le croupion du paon où les plumes se tiennent ensemble; et quand il placera l'oie, qu'il fasse de bonnes broches pour faire à la dite oie la roue aussi proprement que le ferait le paon s'il était vivant.

Et dans les créneaux de la dite basse cour qu'il y ait poulets écorchés et revêtus (de leurs plumes) et dorés et hérissons dorés (Oldcook : viande hâchée en forme de hérisson ?) et pommes dorées faites de viande, pots d'Espagne faits de viande toute dorée; la moulerie (Oldcook : figures faites au moule), c'est à savoir : lièvres, braques (chiens de chasse), cerfs, sangliers, les veneurs avec leurs cornes, perdrix, écrevisses, dauphins, pois tout moulés et fèves faites tout en moule de viande. Les courtines (Oldcook : murs du rempart qui entourent le château) du dit château qui iront tout autour du dit château, qu'elles soient grandes et traînant à terre pour qu'on ne puisse voir les porteurs du dit château. Et que les dites courtines, de terre jusqu'à deux pieds de haut, soient peintes d'onde d'eau et de grands flux de mer; et par dedans les dites ondes que soient peints des poissons de toutes sortes, et par dessus les dits fleuves marins et ondes, que soient peints des galères et navires pleins de gens d'armes de toutes sortes, de manière qu'ils semblent venir pour assaillir la dite forteresse et château d'Amours, apparaissant être sur une grosse roche dans la mer. Les gens d'armes, les uns seront archers, arbalétiers, les autres porteront des lances, les autres des échelles pour s'appuyer à la dite forteresse, les uns montant, les autres descendant et les autres dégringolant, les uns blessés et autres choses, l'un couché sur le dos, l'autre sur le ventre, les uns assis morts de flêches et les autres de pierres.

Et par dedans les courtines que soient trois ou quatre jeunes enfants très bien jouant l'un le rebec (Oldcook : instrument de musique à trois cordes et archet), l'autre le luth, psaltérion (Oldcook : instrument de musique à cordes pincées ou grattées, à caisse de résonance plate, de forme triangulaire ou en trapèze) et harpe, et d'autre part qu'ils aient une bonne voix pour chanter des chansons accordables, douces et aimables, afin qu'ils semblent être des sirènes dedans la mer par leur chant clair.

Et le paon dont il est fait mention plus haut, lequel par le conseil de moi, Chiquart, est fait une fraude, prennez-le et nettoyez-le très bien et puis essuyez-le bien et suffisamment, et embrochez-le et mettez-le à rôtir; et quand il sera prêt d'être cuit, piquez-le de bon clou de girofle entier; et s'il n'est pas assez rôti, rôtissez-le à nouveau. Et puis faites savoir à votre seigneur la fraude du paon (Oldcook : que le paon a été remplacé par l'oie) et qu'il en ordonne ce qui lui plaira de faire.


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