Le sucre plaisir

Texte : Marie Josèphe Moncorgé

Selon Hippocrate, l'alimentation est la première médecine. C'est pourquoi les hommes du Moyen Age, comme ceux d'aujourd'hui, veulent associer diététique et plaisir de manger. Et le sucre (médicament) a une place de choix dans la gastronomie médiévale.

En ce début du 21e siècle, le marketing agroalimentaire a inventé la notion d'alicament (aliment utile pour la santé, comme le yaourt) ! Manger des plats cuisinés issus de la cuisine méditerranéenne, en buvant un verre de vin, signifie qu'on se soucie de sa santé et qu'on pratique la diète méditerranéenne. Le régime crétois est vivement conseillé pour lutter contre les maladies coronariennes.

Lorsque nous dégustons une salade de figues au fromage de chèvre, des moules aux petits légumes safranés ou des spaghettis aux calamars (recettes issues du livre Le régime crétois, 2000), nous voulons manger de bonnes choses qui favorisent une bonne santé : la gastronomie cautionnée par la médecine. Une pratique que connaissaient bien nos ancêtres de l'époque médiévale ! Tout bon cuisinier médiéval connaissait et appliquait les règles diététiques de la médecine hippocratique. C'est pourquoi il employait le sucre, les épices, le vinaigre ou le verjus, tous produits ayant chacun un rôle précis pour favoriser la digestion et éloigner les maladies.

Comme les épices, le sucre est trop cher pour être un produit de consommation courante au Moyen Age. Il est donc réservé aux élites ou aux périodes de fête. Le sucre apparaît sous 3 formes dans la gastronomie médiévale : dans les recettes pour malades, dans les recettes aux saveurs aigre-douces et dans certaines recettes de desserte ou de "diverses petites choses", pour reprendre la terminologie du Ménagier de Paris.


1 - Recettes douces ou aigre-douces

Nous avons vu, en introduction, que le goût pour les saveurs douces ou aigre-douces était typique de la cuisine romaine antique. Le miel est alors utilisé pour sucrer les plats, souvent en association avec le vinaigre, ce qui donne une saveur aigre-douce.

Oldcook : sucre plaisir, dessert et pâtisserie - abeilles et miel du platearius

La cuisine arabo-persane, en partie héritière de cette cuisine romaine, conserve l'utilisation du miel.

Abeilles et miel du Platearius, le livre des simples médecines (extrait), manuscrit français 12322 de la Bibliothèque nationale de Paris.


Mais le sucre apparaît déjà, au 8e siècle, dans certaines recettes attribuées à Ibrâhîm ibn al-Mahdî, le demi-frère d'Haroun al-Rachîd (le célèbre calife des Mille et une nuits ).

Dans les plats cuisinés médiévaux, le sucre est souvent associé aux épices et au vinaigre. Cette pratique existe déjà dans le Bagdad Cookery Book (1226). En voici une recette typique :

Jurjaniya (de Jurjan, une ville de Perse) :
Couper la viande en morceaux, la mettre dans une casserole, couvrir d'eau et saler un peu. Couper des oignons fin. Quand l'eau bout, mettre les oignons avec coriandre sèche, poivre, gingembre et cannelle en poudre fine. Si vous désirez, ajouter des noix après avoir enlevé la coquille et les avoir coupées grossièrement. Remuer jusqu'à ce que les ingrédients soient cuits. Puis prendre les graines d'une grenade verte et de raisins noirs coupés en 2, broyer fin, faire tremper dans l'eau, filtrer à travers un tamis fin, verser dans la casserole avec un peu de vinaigre. Ajouter des amandes douces, pelées et réduites en poudre et humidifiées dans l'eau. Quand ça bout et que c'est presque cuit adoucir avec du sucre. Verser sur le sommet une poignée de raisins et arroser d'un peu d'eau de rose. Couvrir pour finir sur le feu et réserver.

On retrouve ce mélange sucre + épices + vinaigre ou vin ou verjus dans des recettes de cuisine arabo-andalouse et dans la gastronomie médiévale européenne, avec des variantes régionales : on trouve, en effet, plus de recettes de viandes ou de poissons sucrés chez les catalans, les italiens et les anglais que chez les français qui préfèrent l'acidulé. La quantité de recettes avec du sucre varie également dans le temps : le mélange sucre + cannelle se retrouve 4 fois plus souvent chez Robert de Nola (15e siècle) que dans les recettes du Sent Sovi (1324). La cuisine de la Renaissance est plus sucrée que la cuisine des siècles précédents.

Jean-Louis Flandrin a quantifié ces variations du goût du sucré dans le temps et l'espace : 12,6% des recettes comportent du sucre dans le Liber de Coquina (tout début 14e siècle), 6,25% dans le Taillevent de la B.N.F. (14e siècle), 31,25% dans The Forme of Cury (1390) et 64,4% dans The Good Huswifes (1596).

Voici une recette catalane (Sent Sovi, 1324) :

Mig-raust au lait d'amande (Qui parla con se ffa mig-raust ab let de melles)
Si on veut faire du mig-raust au lait d'amandes, il se fait de cette manière : Premièrement, mettre cuire des poules à la broche. Et après faire un bouillon avec d'autres poules ou un bon bouillon avec du lard; et après prendre des amandes douces et faire du lait avec le dit bouillon. Et prendre les foies, les hacher menu, les mélanger avec le dit lait. Et les mettre à cuire avec de bonnes épices : poivre, gingembre, clou, cannelle, et puis ajouter du verjus et du sucre blanc. Quand les poules rôties sont à moitié cuites, les découper et finir de les cuire dans la dite sauce. Et prendre des écuelles, y mettre les poules; si on veut, poser les poules sur des tranchoirs.

Recette de cuisine : Poulet grillé au lait d'amande.

Voici une recette de Sabina Welserin (Allemagne, 1553) :

Traduction avec l'aide de Thomas Gloning

Comment cuire une tête de sanglier et comment préparer la sauce.
On doit bien faire bouillir dans l'eau une tête de sanglier, et quand c'est fait, elle doit être couchée sur une grille, et arrosée avec du vin, ainsi on va croire qu'elle a été cuite dans le vin. Après, faire une sauce noire ou jaune avec le vin. Premièrement, quand vous voudrez faire une sauce noire, vous devrez chauffer un peu de graisse et brunir une petite cuillerée de farine blanche dans la graisse, et après mettre du bon vin et du bon sirop de cerise, ainsi la sauce devient noire et [ajouter] sucre, gingembre, poivre, clou de girofle, et cannelle, raisins [et] raisins secs dont on aura enlevé les pépins, et amandes finement hachées. Et rectifiez l'assaisonnement à votre goût, et faire ainsi.

Voici une recette de Lancelot de Casteau (Belgique, 1604) :

Saucisses en potage
Prenez les saucisses et faites-les revenir au beurre, puis prenez quatre ou cinq pommes pelées et coupées en petits quartiers, et quatre ou cinq oignons coupés en tranches rondes, et faites-les revenir au beurre. Mettez le tout dans un pot avec les saucisses, de la noix de muscade, de la cannelle, du vin blanc ou rouge, du sucre, et faites cuire à l'étouffée.

Recette de cuisine : Saucisses pommes cannelle muscade.

Un mélange spécial d'épices pour les plats cuisinés de viande ou de poisson comporte du sucre. Ce mélange est appelé poudre fine dans le Ménagier de Paris et comprend 3 onces de sucre pour 3 onces de gingembre, 3 onces de cannelle, un huitième d'once de girofle et de graine de paradis. Il est appelé poudre de duc fine dans le Sent Sovi et comprend une livre de sucre pour une demi-once de cannelle, un quart et demi d'once de gingembre, un quart d'once de clou de girofle, noix muscade, garingal et cardamome.

Le sucre peut aussi être saupoudré sur le plat au moment de servir.


2 - Entremets, desserts, sucreries

L'Art Culinaire d'Apicius propose 8 recettes de Dulcia domestica : sucreries faites à la maison, qui sont toutes arrosées de miel. On retrouve ce type de pâtisseries, jusqu'au 13e siècle, sous forme de placentae qui sont proches des baklavas, pâtisseries orientales qui semblent être héritières de la tradition romaine.

Dans la gastronomie médiévale, on ne fait pas franchement la distinction entre le sucré et le salé pendant les repas, c'est pourquoi nous avons du mal à repérer la catégorie moderne des desserts. D'autant plus que nombre de recettes sont à la fois sucrées et salées.

La catégorie entremets n'a pas du tout le sens actuel de dessert sucré. Il s'agit alors d'un moment spécial du repas, entre le service des rôts ou second service et le troisième service, s'il y en a un, ou l'issue. Dans les repas princiers de prestige, l'entremets est l'occasion d'un divertissement chargé d'éblouir les convives et de montrer la puissance et la richesse de l'hôte qui reçoit. Comme dans l'entremés eslevé de Maistre Chiquart, les tourtes et pâtés richement décorés sont alors servis, la pâte permettant de cacher des nourritures surprises.

Si on examine le contenu habituel de la desserte qui précède l'issue on retrouve des tartes, des flans, des rissoles, des pâtés, voire de la venoison, toutes recettes pouvant être de simples plats de viande ou de poisson, non sucrés. Le blanc manger, cette recette connue dans toute l'Europe, majoritairement préparée à base de riz sucré au lait d'amandes, est-elle un dessert ou un plat alors qu'elle comporte souvent de la volaille ?

La catégorie desserts et pâtisserie va véritablement prendre son essor à partir du 17e siècle, quand le sucre se démocratise. On retrouve cependant à l'époque médiévale des recettes proches de nos modernes desserts, tels que gaufres, tartes ou compotes de fruits :

Le Viandier de Taillevent, édition du 15e siècle.

Tartres de pommes.
Couper les pommes en morceaux, et ajouter des figues, et des raisins bien nettoyés, et bien mélanger ensemble, et ajouter de l'oignon frit au beurre ou à l'huile, et du vin, et ajouter aussi des pommes broyées et délayées dans du vin, et mélanger avec du safran et un peu de menues épices : cannelle et gingembre blanc, anis et pygurlac, si on en a; et faire deux grandes abaisses de pâte, et mettre sur la pâte une bonne épaisseur de tout le mélange, bien broyé à la main, et ensuite recouvrir de pâte et dorer avec du safran, et mettre au four et faire cuire.

Il s'agit d'une tourte. La présence de vin et d'oignons peut surprendre dans un dessert, mais le résultat est tout à fait agréable à manger.

Recette de cuisine : Chausson de pommes, figues, raisins et épices.

Forme of Cury n° 95.

Erbowle.
Prenez des prunes et cuisez les avec du vin, passez les à l'étamine et mettez les dans un pot. Clarifiez du miel et mettez le sur les prunes avec de la poudre forte et de la farine de riz. Salez et décorez avec de l'anis blanc. Servez.

Après le repas, les serviteurs enlèvent la table, les convives se lavent les mains et on sert le boutehors, pour faciliter la digestion. La frontière entre sucre plaisir et sucre médicament est toujours fragile au Moyen Age. Il s'agit en fait du vin et des épices confites qu'on appelle souvent "épices de chambre", car on les mange dans la chambre où l'on se rend après le repas : gingembre confit, nougat de pignons, pâte de coing, anis confit, confiture... On trouve alors facilement ces produits tout prêts chez l'apothicaire : ne s'agit-il pas de confiserie digestive !

Voici une recette de pâte de coing du Ménagier de Paris (n° 313):

Cotignac :
Prenez les coings et les pelez. Coupez les en quartiers et ôtez le coeur et les pépins. Puis les faire cuire avec du bon vin rouge et les passer à l'étamine. Puis prenez du miel et faites le bouillir longuement et écumez-le, et après mettez vos coings dedans et remuez bien; et faites bouillir jusqu'à ce que le miel réduise de moitié au moins. Et jetez dedans de la poudre d'ypocras et remuez jusqu'à ce que ce soit tout froid. Puis coupez par morceaux et gardez-les.

À partir de la Renaissance, la liste des desserts augmente considérablement, d'abord en Italie, puis dans le reste de l'Europe. Apparaissent les premières "pizza", mot napolitain pour désigner les tartes ou tourtes sucrées ou salées, qui existaient donc avant que la tomate arrive d'Amérique ! La pâte feuilletée est également inventée. La pâtisserie moderne peut arriver. La catégorie dessert apparaît dans les menus du 17e siècle, en fin de repas. Les premiers livres de recettes de pâtisserie et confiserie sont publiés par François La Varenne : Le pâtissier français, Paris 1653, Le parfait confiturier, 1667...


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