Le voyage de l’aubergine

entre Asie et Méditerranée

Article de Marie Josèphe Moncorgé, paru dans Aquisud le 8 janvier 2016.

L'aubergine est classée parmi les légumes alors que "techniquement" c’est un fruit, produit d’une fleur, comme la pomme mais aussi la tomate ! Elle peut avoir de nombreuses formes et couleurs : longue, oblongue ou ronde, noire, violette, pourpre, mauve, rayée, blanche et même verte.

Oldcook : deux variétés d'aubergines

À l’état sauvage, elle vient des savanes d’Afrique de l’Est et du Moyen Orient, jusqu’en Arabie et en Iran. Elle a ensuite été cultivée en Chine et en Inde depuis le 1e siècle, avant et après J.-C.. En Inde, 33 noms différents la désignent en sanscrit. On suit son voyage de l’Inde à la Méditerranée, à travers les modifications de l’un de ses noms sanscrits : vatin-grana en Inde, badindjan en persan, bâdinjân en arabe, berenjena en espagnol, alberginia en catalan, pour devenir enfin aubergine en français, à partir de 1750.

L’aubergine orientale

Al-Mahdî, le demi-frère du calife Hâroun al Rachîd a écrit, dans le premier livre de cuisine arabe, plusieurs recettes d’aubergine qui ont été reprises dans les livres suivants. L’une d’elle semble être l’ancêtre du caviar d’aubergine, dont plusieurs pays se disputent l’origine. À la cour des califes de Bagdad, au 10e siècle, un poète syrien lui dédie un poème : L’aubergine a le goût de la salive qu’un amant généreux offre gratuitement lors d’un baiser.

Mangée froide ou chaude, frite avec de la viande ou farcie, l’aubergine est mise en valeur, se présentant souvent comme le légume unique du plat. L’aubergine est devenue un légume typique de la Méditerranée orientale. La célébrité de certains plats a dépassé les frontières des pays d’origine : la Turquie avec l’imam bayildi (l’imam évanoui), la Grèce avec la moussaka, le Liban avec le moutabal et le baba ghannouj sont le symbole du succès de l’aubergine orientale.

De bûrânîya à alboronia

Au début du 9e siècle, l’épouse du calife de Bagdad al-Ma’mûn, fils d’Hâroun al Rachîd s’appelle Bûrân. On ne sait rien de la vie de Bûrân, sauf la description d’un mariage fastueux. Mais le nom de Bûrân a survécu, associé à plusieurs recettes à base d’aubergine qu’elle est censée avoir inventées : bâdinjân Bûrân ou bûrânîya ou simplement bûrân !

À l’origine, il s’agit d’un plat d’aubergines frites, assaisonné d’une saumure de poisson (le murrî, équivalent du nuoc-mâm actuel), de poivre et carvi. La recette devient plus complexe au fil du temps. Au 13e siècle à Bagdad, c’est de la viande grillée puis bouillie avec des épices, des oignons, des boulettes de viande et des aubergines frites. On alterne ensuite des couches d’aubergine et de viande. À la même époque en Andalousie, les aubergines sont soit farcies avec des boulettes de viande rouge frites, soit frites et mises en couches intercalées de viande d’agneau et des épices : Peut-être une ébauche de moussaka avant que le cuisinier Nikolaos Tselementes n’y rajoute de la béchamel au début du 20e siècle !

Carte du voyage de l'aubergine, de Bagdad à l'Espagne et l'Italie

Le voyage de l'aubergine, de Bagdad à l'Espagne et l'Italie

La bûrâniyya voyage ensuite à travers la Méditerranée orientale jusqu’aux Balkans. Elle est devenue borâni en Iran, braniya (un tajine d’aubergine) dans le Maghreb actuel. Parfois le plat garde la même référence à Bûran, mais l’aubergine disparaît au profit de la courgette ou des épinards, comme en Egypte.

Ensuite la bûrâniyya se latinise, devenant en espagnol alboronia. Alboronia ou baranya, elle devient un plat de rupture du jeûne de Kippour pour les Juifs séfarades d’Afrique du Nord : probablement un héritage culinaire des Juifs séfarades d’al-Andalus, qui parlaient arabe et avaient adopté le mode de vie et une partie de la cuisine d’al-Andalus. Au moment de la Reconquista, un grand nombre se réfugie au Maghreb après avoir été chassé d’Espagne. L’alboronia séfarade reprend la technique de certaines recettes de bûrâniyya : une couche d’aubergine, une couche de poulet, une couche d’oignons confits, avec des épices.

En Espagne, au 16e siècle, la boronia est un plat d’origine morisque, décrit par Cerventès. Mais, au moins depuis le 18e siècle, l’alboronia est devenue une sorte de ratatouille, avec aubergine, tomate, courge, ail, oignon, cumin et piment, spécialité de la Mancha ou de Cordoue (on y rajoute du chorizo, des rondelles de pommes de terre frites et un œuf au plat). C’est également un plat d’Amérique latine, héritier des Conquistadores espagnols.

La conquête de l’Ouest

L’aubergine remonte de l’Andalousie arabe vers la Catalogne où l’on trouve, dans le Sent Sovi écrit en 1324, les premières recettes écrites d’Europe latine. L’aubergine est encore le légume unique d’un plat, comme dans la tradition arabe. Puis l’aubergine passe en Italie. Au 16e siècle, les grands cuisiniers italiens continuent de la cuisiner en aubergine farcie ou frite, mais son statut se dégrade rapidement. Le légume préféré des califes est mal considéré par les médecins italiens et par les consommateurs. Seule la communauté juive chassée d’Espagne continue à l’aimer au point que jusqu’au 19e siècle, on l’appelle cibo da ebrei (nourriture des Juifs). À partir du 19e siècle, l’aubergine est adoptée dans toute l’Italie : caponata sicilienne, melanzane alla parmigiana de la Campanie au nord de l’Italie, froide ou chaude en antipasti.

La cuisine classique française ignore quasiment l’aubergine : une seule recette dans Le cuisinier Impérial en 1806, 3 recettes dans le Grand Dictionnaire de Cuisine d’Alexandre Dumas en 1873 (dont deux recettes de Provence et du Languedoc). L’aubergine est un légume méditerranéen, jusqu’au début du 20e siècle, connu du reste de la France à travers les recettes provençales : ratatouille, bohémienne, beignets, aubergines à la provençale ou même à la piémontaise !

Selon les médecins : une solanacée dangereuse ?

Dès son arrivée au Proche Orient, les médecins arabes comme Mésué ou Rhazès commencent par se méfier de l’aubergine et la définissent comme froide et sèche. Cela n’empêche pas leurs contemporains de l’adorer. Les médecins latins confirment leurs réticences : les écrits du catalan Arnaud de Villeneuve ou la traduction latine du Tacuinum Sanitatis reprennent les réticences des médecins arabes. Au 16e siècle, le botaniste allemand Leonhart Fuchs dit : le seul nom d’aubergine doit effrayer ceux qui ont souci de leur santé. En effet, l’aubergine est une solanacée de la même famille que les dangereuses belladone, morelle ou mandragore, comme la tomate et la pomme de terre dont on s’est également méfié. L’aubergine est appelée "pomme d’amour" au 16e siècle : serait-elle aphrodisiaque ?

L’aubergine est devenue un légume incontournable de la Méditerranée. Elle a évolué, a perdu sa dureté et son amertume, n’a plus besoin de dégorger au sel et de bouillir. Mais qui se rappelle son long voyage de l’Inde jusqu’à nos assiettes, en passant par la Perse et Bagdad ?

Pour en savoir plus : La Méditerranée à table, tome 1, Marie Josèphe Moncorgé, TAMBAO 2013.


Haut de page