Pomme de terre et maïs, aliments anti-famine au 19e siècle ?

Résumé de l'article - L'article complet


Texte : Marie Josèphe Moncorgé

Résumé

Pomme de terre et maïs, originaires d'Amérique

Le maïs a tout de suite été adopté dans l'alimentation européenne tandis que la pomme de terre a mis plus de temps. Pour en savoir plus

2 aliments anti-famine

Ces deux aliments ont fait rêver les humanistes du 19e siècle : très nutritifs et faciles à cultiver, n'étaient-ils pas la solution miracle pour supprimer enfin les famines qui ravageaient régulièrement l'Europe depuis le Moyen Age ? On les réduisait en farine et ils pouvaient remplacer le pain en cas de mauvaises récoltes de céréales. Pour en savoir plus

Famines de la pomme de terre en Europe

En Europe du Nord, la pomme de terre est, au 19e siècle, l'aliment principal des paysans et ouvriers. A partir de 1846, de mauvaises conditions climatiques favorisent une maladie de la pomme de terre, le mildiou. Les mauvaises récoltes se succèdent, la famine se développe, principalement en Irlande et en Ecosse, provoquant de nombreux décès et entraînant l'exode des populations pauvres vers l'Amérique. Pour en savoir plus

Maïs et pellagre

En Europe du Sud, le maïs est, au 19e siècle, l'aliment principal des paysans et ouvriers agricoles dans certaines régions de France et d'Italie. Cette absence de diversification alimentaire et une mauvaise préparation du maïs créent des carences alimentaires provoquant une maladie de peau qui entraîne des problèmes neurologiques et qui peut devenir mortelle : la pellagre. L'Italie du Nord et les Landes sont particulièrement touchées. La maladie s'arrête quand le niveau de vie des agriculteurs augmente. Pour en savoir plus

Conclusion

L'arrivée des produits d'Amérique a bouleversé l'alimentation traditionnelle en Europe. Pomme de terre et maïs ont été les aliments de base des pauvres au 19e siècle. Au 20e siècle, l'amélioration des conditions de vie et la diversité alimentaire ont été la solution aux problèmes de famine et de carence alimentaire.


Voici l'article complet :

Introduction

Lorsque le 12 octobre 1492 Christophe Colomb débarque sur l'île de San Salvador, dans l'archipel des Bahamas, il pense être arrivé au Japon. Il espère que cette nouvelle route à travers l'Atlantique va permettre à l'Europe d'accéder plus facilement à l'or et aux épices des Indes orientales. L'or a bien été découvert, mais par les Conquistadors (1), ses successeurs. Quant aux épices, personne ne va trouver poivre, cannelle, gingembre, muscade ou clou de girofle en Amérique. En revanche, piment ou vanille vont être découverts, ainsi que d'autres aliments qui vont révolutionner les pratiques culinaires du reste du monde : tomate, pomme de terre, maïs, courge, etc.

En Europe, ces aliments s'installent plus ou moins rapidement, selon les régions et leur statut social ou sanitaire. Certains comme la tomate, le piment ou le cacao vont révolutionner les cuisines du monde. Pomme de terre et maïs vont très rapidement avoir un statut à part : ce sont des aliments nouveaux faciles à cultiver, qu'on peut réduire en farine et qui semblent pouvoir remplacer le pain en cas de mauvaises récoltes de céréales. Ils vont avoir le statut d'aliments anti-famine et vont servir de base à l'alimentation des plus pauvres. Mais pomme de terre et maïs vont vite devenir les seuls aliments consommés par les pauvres, les seuls produits cultivés par les agriculteurs pauvres. Monoculture et mono-alimentation provoquent, au 19e siècle, famine et carences alimentaires dans certaines régions pauvres.

C'est cette histoire qui mérite d'être racontée.

1 - L'arrivée des produits d'Amérique en Europe

1.1 - Comment ont-ils été accueillis ?

- Le maïs

En arrivant à Cuba le 28 octobre 1492, Christophe Colomb découvre le maïs. C'est la nourriture de base des Amérindiens, qui le réduisent en farine et le consomment en bouillie ou en galette. Les Européens l'assimilent très vite aux céréales qu'ils connaissent, au point que certains botanistes doutent de son origine américaine. Ils le confondent avec le millet et s'imaginent que le maïs a été rapporté du Proche Orient par les Croisés. C'est pourquoi il est souvent appelé blé de Turquie (2), bien que les Turcs parlent de blé d'Egypte à la même époque ! Le maïs est cultivé en Vénétie à partir de 1495 et dans le reste de l'Europe ou au Proche Orient au XVIe siècle.

- La pomme de terre

La pomme de terre est originaire des hauts plateaux des Andes et les Incas (3) en cultivaient de nombreuses variétés. Les papas (leur nom d'origine) sont décrites par l'Espagnol Pedro Cieza en 1533, puis cultivées aux Canaries. On sait qu'un bateau des Canaries en livre à Anvers en 1567. En 1547, une autre livraison a lieu à Rouen. Les premières plantations en Europe continentale dateraient de 1570. Cependant, il semblerait que la pomme de terre ait été cultivée en Ardèche dès 1540, grâce à un moine franciscain de Tolède, originaire de la région d'Annonay. Appelée patate, truffole (petite truffe) ou cartoufle en France, elle devient pomme de terre à partir du 18e siècle.

La pomme de terre est un aliment consommé par les paysans, en Vivarais ou en Lorraine, avant la naissance de Parmentier. Elle est au menu des armées espagnoles qui l'emportent dans leurs bagages en Allemagne pendant la guerre de Trente Ans (4). Parmentier la découvre en Allemagne quand il est fait prisonnier lors de la guerre de Sept Ans (5).

Nourriture pour les rustres (paysans ou soldats) ou pour les cochons, la pomme de terre met un certain temps avant d'entrer sur la table des gens aisés. La pomme de terre fait partie de la famille des solanacées (6), dont les botanistes se méfient. Parmentier n'a pas fait découvrir la pomme de terre à la France, mais il a permis d'améliorer son image de marque. En 1798, le cuisinier napolitain Vincenzo Corrado écrit un Trattato delle patate (Traité des pommes de terre), avec 54 recettes. Il s'agit probablement de la première mise en valeur gastronomique de ce tubercule en Europe. Dans son introduction, il fait référence à Parmentier, qui a prouvé que la "patata" était un produit bon à manger.

1.2 - Des aliments pour éviter les famines : pomme de terre et maïs

- La pomme de terre

Si Parmentier n'a pas fait découvrir la pomme de terre en France, il en a fait la promotion, pour améliorer son image. Fait prisonnier, en Prusse, en 1757, il était alors nourri de bouillies de pommes de terre. Constatant leur valeur nutritive, ce pharmacien, à son retour de captivité, débute des recherches sur les végétaux nourrissants qui, dans les temps de disette, peuvent remplacer les aliments ordinaires (titre d'un mémoire de 1772 proposé à l'académie de Besançon et d'un ouvrage publié en 1781). Il étudie donc la pomme de terre, le maïs et la châtaigne, leur valeur nutritive, les réduisant en farine pour chercher à fabriquer du pain avec ces farines de substitution au blé. Parmentier en profite pour étudier également de manière scientifique la fabrication du pain et le travail du boulanger (7).

A la même époque, ce sujet préoccupe d'autres humanistes. Par exemple, en 1768, Dottin, un agriculteur aubergiste de Villers Bretonneux, en Picardie, cultive des pommes de terre, rédige un mémoire sur ce tubercule et propose une recette de pain de pomme de terre. En fait, ce qu'on appelle pain de pomme de terre est un mélange de farine de froment et de pomme de terre cuite et réduite en purée. Vingt ans plus tard, en 1786, Parmentier, picard lui aussi, plante des pommes de terre près de Neuilly sur un terrain gardé par des militaires. Les pommes de terre sont alors volées par des Parisiens. Cette anecdote a fait oublier qu'une soupe à base de pomme de terre était déjà servie aux pauvres de la paroisse St Roch à Paris en 1769.

La pomme de terre est de culture facile, pouvant être plantée jusqu'à 1900 m d'altitude, héritage de ses ancêtres des Andes. Elle craint à la fois la sécheresse et une humidité trop forte, c'est pourquoi elle est surtout cultivée dans les pays à climat tempéré et pluviométrie régulière. Sa culture est donc moins développée dans les régions méditerranéennes qu'en Bretagne ou dans le nord de la France, ainsi qu'au Benelux, en Allemagne ou Grande Bretagne, dans les pays nordiques ou d'Europe centrale. C'est la seule plante cultivée à proximité du cercle polaire et un tubercule facile à conserver en hiver, à l'abri du gel.

Sa culture s'est rapidement développée dans les régions pauvres d'Europe du Nord, pour nourrir les paysans, car la pomme de terre est alors réputée abondante, très nutritive et remplissant bien l'estomac. Dans un article sur la pomme de terre de l'Encyclopédie (8), il est écrit : Le peuple de ces pays, & surtout les paysans, font leur nourriture la plus ordinaire de la racine de cette plante pendant une bonne partie de l'année. Ils la font cuire à l'eau, au four, sous la cendre, & ils en préparent plusieurs ragoûts grossiers ou champêtres. Les personnes un peu aisées l'accommodent avec du beurre, la mangent avec de la viande, en font des especes de beignets, &c. Cette racine, de quelque maniere qu'on l'apprête, est fade & farineuse. Elle ne sauroit être comptée parmi les alimens agréables; mais elle fournit un aliment abondant & assez salutaire aux hommes, qui ne demandent qu'à se sustenter. On reproche avec raison à la pomme de terre d'être venteuse; mais qu'est - ce que des vents pour les organes vigoureux des paysans & des manoeuvres?

- Le maïs

Le maïs est également de culture facile, réclamant en revanche chaleur et humidité. C'est pourquoi, avant l'irrigation industrielle, il était cultivé dans des zones humides du sud de l'Europe comme les Landes, en France ou la Vénétie, en Italie du Nord, ainsi que certaines régions d'Andalousie.

Quand Parmentier étudie le maïs, il lui reconnaît une grande valeur nutritive, aussi bien pour le bétail que pour les humains, encourageant sa consommation pour les paysans. Le maïs est réduit en farine afin d'être cuit en bouillie pour donner la fameuse polenta (9).

De même que la pomme de terre, le maïs est donc considéré comme une excellente nourriture pouvant compenser les mauvaises récoltes de céréales causées par des problèmes climatiques et pour faire diminuer les famines.

Les agronomes et médecins de l'Ancien Régime, voulant combattre les famines, n'ont cependant pas prévu les conséquences négatives du développement important de la consommation de pomme de terre ou de maïs dans l'alimentation dans les populations pauvres.

2 - Les conséquences sanitaires et sociales

Alors que les céréales fournissaient plus de 80% de la ration calorique des paysans jusqu'au 17e siècle, la pomme de terre, peu coûteuse et très nourrissante, devient l'aliment de base de ceux qui ne peuvent pas acheter facilement du pain, en Irlande, Angleterre et Pays Bas à partir du 17e siècle et du 18e siècle dans le reste de l'Europe. Le maïs joue le même rôle dans certaines régions du sud de l'Europe comme l'Italie du Nord ou les Landes.

Maïs et pomme de terre, aliments de base

Maïs et pomme de terre mettent à l'abri de la famine les classes sociales défavorisées tout en leur offrant un régime alimentaire fortement déséquilibré. La perte de diversité alimentaire peut entrainer des carences alimentaires lorsque maïs et pomme de terre sont mangés seuls, non accompagnés de viande ou de légumes, comme cela se passe chez les plus pauvres parmi les pauvres. Mais un approvisionnement exclusif d'une seule denrée peut engendrer des catastrophes alimentaires lorsque cette denrée vient à manquer.

2.1 - Famines de la pomme de terre en Europe

Comme la pomme de terre est de culture facile et qu'elle est très nourrissante, les paysans du 19e siècle, décident de se simplifier la vie en la cultivant en grande quantité et en sélectionnant les variétés les plus productives. Ils réduisent peu à peu le nombre de variétés cultivées, aboutissant parfois à la culture d'une seule variété prolifique, sans réaliser qu'ils sont alors à la merci d'un aléa cultural.

Mono culture - mono variété : des conséquences graves

Quand les pommes de terre arrivent en Europe au 16e siècle, leur ennemi principal, le mildiou, est inconnu est Europe. Cette maladie cryptogamique (causée par un champignon) peut attaquer aussi bien la pomme de terre que la tomate ou la vigne. Elle attaque les feuilles et finit par détruire les plants, faisant pourrir les tubercules. Le mildiou est repéré en Belgique en 1844. L'hiver 1844/1845 est très rude, détruisant les plantations de seigle et colza. Pour compenser ces pertes de céréales, on plante davantage de pommes de terre au printemps. L'été humide favorise l'explosion de la maladie, laquelle se transmet rapidement au nord de la France, au sud des Pays Bas, puis en Angleterre, en Irlande, Ecosse, jusqu'en Russie.

En Irlande

En Europe continentale, les classes pauvres du 19e siècle consommaient encore beaucoup de céréales (pain de seigle en particulier). Les Irlandais, sous domination anglaise, cultivaient également des céréales, mais elles étaient destinées à l'occupant anglais. La pomme de terre était leur aliment de base. En 1846, le mildiou continue à détruire une bonne partie de la récolte de pommes de terre et la rouille (une autre maladie qui attaque les feuilles) attaque les cultures de seigle. Le mildiou attaque de nouveau les plantations en 1848. La conséquence immédiate est une diminution dramatique des récoltes de pommes de terre en Irlande et la perte des stocks.

Les Irlandais créent un proverbe pour résumer la situation : God gave us the potato blight, but the English gave us the famine (Dieu nous a donné le mildiou, mais les Anglais nous ont donné la famine). En effet, entre 1845 et 1851, la simple perte de récoltes, qui aurait déjà pu être dramatique, se transforme en famine épouvantable dans un contexte politique très défavorable aux Irlandais.

Alors que la famine débute, l'Angleterre, puissance occupante, continue à exporter d'Irlande de la nourriture, les riches propriétaires fonciers anglo-irlandais ou anglais continuent à exiger des loyers importants aux paysans, les expulsant de leurs terres quand ils ne peuvent plus payer, le gouvernement britannique refusant d'envoyer des vivres de substitution.

Pomme de terre et maïs, aliments anti-famine : famine en Irlande

Famine en Irlande au 19e siècle

Le résultat de cette gestion désastreuse crée une situation sanitaire catastrophique : la famine, suivie d'une épidémie de typhus, provoque plus d'un million de morts. Plus d'un million d'Irlandais pauvres s'exilent aux Etats Unis, à partir de 1847, à la recherche d'un monde meilleur. Les conditions sociales défavorables aux Irlandais pauvres perdurent après la famine: une forte baisse de la natalité, un exil qui continue, et l'Irlande, qui avait 8 millions d'habitants avant la crise, perd la moitié de sa population en moins de 50 ans. Actuellement encore, ce pays n'a pas retrouvé son niveau de population de 1840 !

Dans le reste de l'Europe

Belgique, Pays Bas, Allemagne, France sont également touchés par la famine, mais dans des proportions moindres. Contrairement à l'Irlande, il n'y a pas de crise politique pour amplifier la crise agricole. On estime les conséquences de la famine à 100 000 morts.

En revanche, la crise est plus dure dans les Highlands en Ecosse. Elle débute en 1846, un an plus tard qu'en Irlande et dure moins longtemps. Comme en Irlande, l'effondrement des récoltes ne conduit pas à une bonne gestion de la crise : les céréales produites en Ecosse continuent à être exportées de la région au lieu d'être distribuées aux personnes démunies, les propriétaires fonciers expulsent les fermiers qui ne peuvent pas payer leur location, les rations de survie sont distribuées contre du temps de travail, ce qui en exclue les plus faibles. De nombreux Ecossais s'exilent et certains paysans sont expulsés de force vers le Canada ou l'Australie. Plus d'1,7 millions d'Ecossais quittent le pays entre 1846 et 1852.

2.2 - Maïs et pellagre

Dans les régions de consommation du maïs, au 19e et début du 20e siècles, pas de risque de famine à la suite de mauvaises récoltes, mais un problème sanitaire sérieux. Les consommateurs de polenta ou de bouillie de maïs peuvent souffrir des trois D : dermatose, diarrhée et démence. Les symptômes s'atténuent en hiver et récidivent au printemps et en début d'été au moment où l'activité physique redevient intense à cause de la reprise des travaux agricoles. Les forces diminuent, les diarrhées augmentent, comme les troubles nerveux et la démence, le tout pouvant conduire à la mort, parfois 10 ans après les premiers symptômes. De nombreux malades se suicident ou terminent leur vie dans des asiles d'aliénés au XIXe siècle. Les troubles régressent quand le malade supprime le maïs de son alimentation. Certains sujets étant hypersensibles au soleil, il est possible que les légendes sur les vampires qui se sont développées au XVIIIe siècle soient en rapport avec le développement de cette maladie.

Mono alimentation : carences alimentaires

La maladie est décrite pour la première fois en Espagne, à Oviedo, en 1730. Les médecins de l'époque expliquent cette mystérieuse maladie par une mauvaise hygiène des populations concernées ou par une mauvaise conservation du maïs et l'appellent pellagre (du dialecte de la région de Bergame, en Italie, pel agra : peau aigre, à odeur d'acide) : la maladie de peau étant le symptôme le plus visible au départ. La pellagre ne touche pas les consommateurs de maïs d'Amérique Centrale ou du Sud, seulement les consommateurs d'Europe du Sud et de l'Est, puis du sud des Etats Unis.

En réalité, le problème est double :

- Absence de diversité alimentaire : C'est un jeune chercheur américain, Joseph Goldberg, qui découvrit, dans les années 1920 la responsabilité du régime alimentaire dans la maladie. Il fut contesté dans les états sudistes qui ne souhaitaient pas faire de réformes sociales. Mais la pellagre a disparu aux Etats Unis avec l'abolition de l'esclavage (la pellagre touchait en priorité les esclaves noirs) et l'amélioration des conditions de vie des fermiers et métayers. Le maïs n'étant plus l'unique aliment, les problèmes de carence alimentaire (déficit en niacine, une des molécules de la vitamine B3) sont supprimés. En Asie, la consommation exclusive de riz provoquait le béribéri (déficit en vitamine B1), maladie qui disparaissait dès que le riz était enrichi de légumes, viande, poisson ou légumineuses.

- Mauvaises conditions de préparation du maïs : Traditionnellement, les peuples amérindiens faisaient tremper puis cuire le maïs dans une solution alcaline (mélange de cendres de bois et d'eau). Cela fragilisait le péricarpe (paroi extérieure du maïs) et facilitait son enlèvement, rendant assimilable la vitamine B3. Le mélange cendre et eau a ensuite été remplacé par de l'eau de chaux. On appelle ce procédé la nixtamalisation. Les grains étaient ensuite broyés pour donner une pâte, la masa, qui servait à fabriquer les tortillas (galettes de maïs) ou les tamales (crêpes farcies). Ce procédé peut être évité si le maïs est cuit avec du citron. Et la pellagre est évitée. C'est pourquoi la pellagre était très rare au Mexique.

Pomme de terre et maïs, aliments anti-famine : tortillas aztèques

Cette étape de la nixtamalisation a été oubliée par les Européens, qui se sont contentés de réduire en farine les grains de maïs puis de cuire à l'eau cette farine sous forme de bouillie ou de polenta. Absence de nixtamalisation, malnutrition et alimentation exclusive en maïs ont alors provoqué la pellagre.

La pellagre

Pomme de terre et maïs, aliments anti-famine : la pellagre

La pellagre touche, au 19e siècle, essentiellement les journaliers et paysans pauvres entre 25 et 45 ans (à l'âge où on est le plus actif) et davantage les femmes que les hommes. Par tradition culturelle avant la deuxième guerre mondiale, les femmes des zones rurales sont généralement moins bien nourries que les hommes, qu'elles servent en premier, mangeant souvent debout les restes du repas après le départ des hommes aux champs. Elles sont les premières touchées par la maladie. Un facteur biologique aggrave la situation féminine : de la puberté à la ménopause, la production d'œstrogènes réduit l'assimilation de la niacine. La femme est donc plus vulnérable que l'homme et moins bien nourrie que lui. Aux USA, la pellagre touche majoritairement les afro-américaines dans les zones de plantation du coton. En Roumanie avant la deuxième guerre mondiale, 79 % des malades de pellagre étaient des femmes.


Cette maladie touche particulièrement deux régions d'Europe où le climat est le plus adapté au maïs et ou les pauvres, consommant presque exclusivement du maïs, sont nombreux : les Landes (entre Bayonne et Bordeaux) et l'Italie du Nord.

En Italie, les régions les plus touchées sont la Vénétie, la Lombardie et l'Emilie. La pellagre est décrite au 18e siècle, par des médecins lombards. Des médecins vénitiens décrivent également un "scorbut alpin" qui est en fait la pellagre. Ces derniers attribuent la pellagre au maïs en 1810, certains estimant la mono alimentation en maïs responsable, d'autres accusant le maïs avarié. Cette dernière interprétation domine au 19e siècle, les pouvoirs publics cherchant à lutter contre cette "intoxication". En Lombardie et au Piémont, le maïs est cultivé intensivement après la peste de 1630. En Vénétie, les structures agricoles évoluent et au 19e siècle, les grands domaines fonciers remplacent les petites propriétés, avec pour conséquence, au nom de la rentabilité, une augmentation des cultures de céréales au détriment de la traditionnelle polyculture élevage, au point qu'au milieu du 19e siècle, la culture du maïs représente plus de 50% des surfaces cultivées. Les travailleurs agricoles perdent ainsi leur approvisionnement traditionnel en volailles et produits laitiers et leur alimentation est moins diversifiée. En Italie du Nord, la polenta est l'aliment de base de la majorité des ruraux, les pâtes étant davantage consommées plus au sud.

Les régions d'Italie du Sud qui ont conservé des cultures diversifiées ont conservé également une alimentation diversifiée, ce qui les a protégés de la pellagre.

Dans les Landes, la pellagre est décrite par les médecins à partir de 1829, mais se développe surtout à partir de 1840, quand les vignes, touchées par l'oïdium sont remplacées par le maïs. Le rapprochement avec la maladie italienne est vite fait. On l'appelle mal de Sainte-Rose et les médecins la décrivant comme une maladie de la misère. En effet, les pauvres landais ne mangeaient pas uniquement du maïs mais aussi du millet, cependant ils vivaient dans une très grande misère.

Pomme de terre et maïs, aliments anti-famine : bergers des Landes

Bergers des Landes

L'assainissement des Landes, à partir de 1857, remplaçant un terrain marécageux par une forêt de pins entretenus, ainsi que l'arrivée du chemin de fer, apportent une amélioration certaine des conditions de vie des Landais, ce qui fait peu à peu disparaître la pellagre à partir de la fin du 19e siècle. Les gemmeurs, qui récoltent la résine du pin, remplacent les bergers et les journaliers. Le maïs est alors toujours consommé, mais l'alimentation est plus diversifiée, ce qui fait disparaître l'avitaminose.

En Europe, la pellagre disparaît peu à peu au début du 20e siècle. Par exemple, en Vénétie, le nombre de malades passe de 27 764 en 1905 à 818 en 1911 et à 202 en 1920. En Emilie, on rencontre encore 3 043 malades en 1905 et un seul en 1920. Avec l'élévation du niveau de vie, la diversité alimentaire se développe à nouveau et la maladie disparaît.

Conclusion

L'aubergine est arrivée en Europe chrétienne au 16e siècle et le café au 17e siècle, sans créer de bouleversements culinaires. En revanche, les cuisines traditionnelles des pays de la Méditerranée ont été profondément modifiées par l'introduction du piment ou de la tomate. Par exemple, les plats qu'on appelle à la provençale au 18e siècle sont à base de persil, citron, olives, anchois ou câpres. Ils ne deviennent à base d'ail, huile d'olive et tomate qu'au 20e siècle.

L'arrivée des produits d'Amérique a modifié également l'agriculture de nombreuses régions. Pomme de terre et maïs sont devenus l'alimentation prioritaire des populations misérables des régions pauvres d'Europe, au 19e siècle. Cette situation a parfois induit des problèmes économiques et sanitaires graves : famines mal gérées à la suite de mauvaises récoltes, carences alimentaires.

Au 20e siècle, l'amélioration généralisée des conditions de vie a permis une meilleure alimentation des classes les plus pauvres, supprimant ce type de problème sanitaire par une diversité alimentaire retrouvée. Les aliments originaires d'Amérique se sont si bien acclimatés en Europe qu'il est devenu difficile d'imaginer les cuisines de la Méditerranée sans tomate, sans piment, sans courgette ou sans poivron. De même gratin dauphinois, cassoulet, soupe poireau-pomme de terre, polenta au maïs semblent des plats issus d'une tradition culinaire millénaire. La gastronomie, entre 12e et 16e siècle, ignorait tout de ces aliments d'Amérique mais utilisait en abondance les épices (sauf le piment) qui ont ensuite été oubliées pendant près de 4 siècles, pour être redécouvertes avec les cuisines exotiques du Maghreb ou d'Asie. A chaque époque correspond un type de cuisine et de gastronomie.

Bibliographie

Notes

  1. Conquistador signifie conquérant en espagnol. Les Conquistadors sont les chefs d'expédition et chefs militaires qui ont participé à la colonisation des Amériques. Les plus connus sont Hernán Cortés (1485-1547), qui a conquis l'empire aztèque du Mexique et Francisco Pizarro (1478-1541) qui a conquis l'empire inca (entre Colombie et Chili, principalement au Pérou) avec Diego de Almagro (1475-1538). Retour
  2. Jean Bruyérin-Champier, un médecin lyonnais, parle du blé de Turquie dans son encyclopédie de l'alimentation De re cibaria, en 1560, expliquant qu'il vient de Grèce et d'Asie, qu'on peut faire du pain avec sa farine, mais qu'il est surtout employé pour nourrir le bétail. Bruyérin-Champier précise que le blé de Turquie est cultivé dans la région lyonnaise. Retour
  3. Les Incas sont un peuple amérindien de la Cordillère des Andes dont la civilisation s'est développée entre le 13e et le début du 16e siècle. L'empire inca a été conquis par les Espagnols en 1533, l'empereur Atahualpa étant exécuté par le conquistador Pizarro. Contrairement aux Aztèques et aux Mayas, les Incas ne bâtissaient pas de pyramides. Retour
  4. La guerre de Trente Ans est une suite de conflits armés entre Espagnols (catholiques) et Allemands (protestants), qui déchire l'Europe entre 1618 et 1648, car Danois, Suédois et Français interviennent militairement. La guerre concerne le vaste territoire du Saint Empire Romain Germanique. Des batailles ont lieu non seulement en Allemagne et dans les Pays Bas espagnols, mais aussi en Hongrie, en Italie du Nord, en Alsace, Franche Comté, Pays Basque… Cette guerre très meurtrière affaiblit fortement l'Espagne et les Etats allemands, fortifiant la Suède et la France. Pays Bas et Suisse deviennent indépendants. Retour
  5. La guerre de Sept ans est un autre conflit qui oppose la France et la Grande Bretagne, l'Autriche et la Prusse, entre 1756 et 1763. La guerre s'étend en Amérique et en Inde. On peut dire qu'il s'agit du premier conflit mondial, avant la guerre de 14-18. Retour
  6. Une famille de plantes comprenant la belladone, la morelle ou la mandragore, dangereuses pour la santé, mais aussi la tomate et l'aubergine, dont les médecins se sont également méfiés. Retour
  7. Parmentier publie en 1778 Le parfait boulanger et étudie les maladies des grains de blé. Retour
  8. L'Encyclopédie, ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, a été publiée entre 1751 et 1772. Ce dictionnaire en 17 volumes de texte et 11 volumes de planches est une synthèse du savoir du XVIIIe siècle. De nombreux lettrés ou scientifiques de l'époque, qu'on a ensuite appelé Encyclopédistes, ont rédigé les articles, sous la direction du philosophe Diderot et du mathématicien D'Alembert. L'Eglise a voulu en interdire la publication en raison de positions philosophiques non conformes aux dogmes religieux. Retour
  9. A l'origine, la polenta est une bouillie à base de farine d'orge. Elle existait déjà dans l'Antiquité et le mot désigne des bouillies au Moyen Age. La polenta de maïs se diffuse seulement à partir du 18e siècle. Retour

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