Moût, sapa, arrop

l'aventure du mosto cotto et du raisiné

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Texte de Marie Josèphe Moncorgé,
avec l'aimable collaboration d'Alessio Colarizi Graziani

Le moût ou jus de raisin qu'on fait réduire par cuisson douce est connu depuis les romains. Il a traversé les siècles, a changé de nom selon les pays. Il continue à être commercialisé en Italie sous le nom de mosto cotto, saba ou sapa. Il survit encore en Bourgogne sous le nom de raisiné. Le moût cuit est un élément indispensable de certaines recettes médiévales aigres-douces.

A partir du jus de raisin (ou d'autre fruit) que l'on fait cuire, on obtient, par concentration, des produits de type sirop, confiture, ou des boissons alcoolisées. Les mots sapa ou vino cotto peuvent désigner aussi bien l'un que l'autre.

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1 - Chez les romains

Columelle, agronome du 1e siècle av J.C. décrit la fabrication du defrutum : moût de raisin réduit d'1/4 ou d'1/3. Pline l'Ancien, un siècle plus tard, définit la sapa comme une réduction à la troisième partie de la quantité initiale (des trois parties initiales, il n'en restait qu'une à la fin de la cuisson).

De re coquinaria d'Apicius parle de la sapa pour conserver les mûres (n°23 : L I - XII.6). Elle peut s'appeler defritum et désigner aussi bien du moût cuit que du "sirop" de figues ou de coings (n° 56 : L II - II.8). Le defritum est utilisé avec du vinaigre pour faire un aigre-doux dans plusieurs recettes, en particulier : Cucurbitas (n° 73 et 75 : L III - IV. 1 et 3), rapas (n°100 : L III - XIII.1).

Lorsque le moût est réduit d'1/3, il s'appelle alors caroenum.

Il semblerait que la sapa soit proche de ce que nous appelons raisiné (non alcoolisé). Quant au defrutum, selon les textes, il semble tantôt être synonyme de sapa (moût cuit), tantôt être assimilé à un vin cuit.

Fabrication du defrutum à partir du raisin.

Photos et travail de Carole Milicevic.

Cette opération nécessite une cuisson lente et longue, avec de nombreux arrêts pour évaporation de l'eau pour aboutir à une sorte de sirop épais, concentré et sombre qu'est le defrutum.

Oldcook : Moût, sapa, arrop - fabbrication du defrutum par Carole Milicevic

Le raisin

Oldcook : Moût, sapa, arrop - fabbrication du defrutum par Carole Milicevic

Eclatement des grains de raisins

Oldcook : Moût, sapa, arrop - fabbrication du defrutum par Carole Milicevic

La filtration

Oldcook : Moût, sapa, arrop - fabbrication du defrutum par Carole Milicevic

Le jus de raisin

Oldcook : Moût, sapa, arrop - fabbrication du defrutum par Carole Milicevic

La cuisson

Oldcook : Moût, sapa, arrop - fabbrication du defrutum par Carole Milicevic

Le defrutum obtenu après réduction.

Carole confectionne en Eure et Loir et vend sur les marchés médiévaux des confitures et confiseries préparées à partir de recettes médiévales authentiques sous l'étiquette Autour du Fruit. Pour en savoir plus.

Dans le Capitulaire De Villis de Charlemagne, il est question seulement de vinum coctum. La différence entre sapa et caroenum semble avoir disparu.

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2 - Au Moyen Age ou à la Renaissance

Dans son livre la cuisine arabo-andalouse, un art de vivre 11e-13e siècle, Lucie Bolens cite 4 recettes de rub, issues de l'Anonyme Andalou et d'Ibn Baitar, traduites par : raisiné de figues, de grenades, de coings ou de dattes. Il s'agit d'extraits au quart, dont l'opération est décrire par Ibn Wafid, un agronome-médecin du 11e siècle. Le mot persan est efshurj. Lucie Bolens décrit le procédé : trois cuissons successives destinées à épaissir aux deux tiers avec une nuit d'intervalle entre chaque coction pour faciliter la fermentation. D'où ces étonnants raisinés de grenade et de poires à la limite entre le liquide et le solide. Le procédé semble ressembler beaucoup au sapa romain.

Oldcook : Moût, sapa, arrop - saba biologique de Parme (Italie)

Saba biologique de Parme (Italie)

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3 - A partir du 17e siècle

Olivier de Serres parle du sabe en 1600 dans le Théâtre d'agriculture et mesnage des champs (Troisième lieu, chapitre XII) : Tel moust cuit à la consomption de la tierce partie estoit par les anciens appelé sapa, du latin, signifiant saveur, pour l'excellente douceur de telle boisson. Aujourd'hui nous appelons sabe le moust qui par bouillir se consume de la moitié, duquel nous nous servons seulement pour faire des sauces en l'apareil des viandes C'est ce que les anciens appelloient defrutum, du mot latin defervere, signifiant refroidir après avoir bouilli.

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4 - Epoque actuelle

On trouve actuellement saba, sapa ou mosto cotto (moût cuit) dans plusieurs régions d'Italie. Ce produit est encore préparé à la maison par certaines personnes âgées, mais il peut aussi être acheté : des artisans et des petites sociétés agroalimentaires le fabriquent. Il est plus difficile de trouver du raisiné en France. Nous avons trouvé une fois du raisiné de Turquie dans une épicerie turque de la Drôme.

Les différentes transformations du moût cuit

La sapa

Dans la région des Marches (Italie centrale), on appelle encore sapa ce moût cuit dans un chaudron de cuivre, qui est ainsi concentré jusqu'à atteindre la densité d'un sirop. Les ferments étant morts après une très longue cuisson, la sapa ne contient pas d'alcool. La sapa (ou mosto cotto) est utilisée pour sucrer certains desserts ou pour assaisonner des viandes. La tradition médiévale des viandes aigres-douces est restée vivante en Italie : la mostarda di uva (moutarde de raisin) est plus proche d'une confiture que la moutarde française, très acidulée et piquante.

Dans certaines régions du Sud de l'Italie, par exemple en Sicile, on ignore le mot sapa et quand on fait de la sapa on l'appelle vino cotto. De plus, en Calabre et aux Pouilles on appelle vin cuit (et non pas sapa) soit une sapa de raisin soit une sapa de figues, comme les anciens Romains qui appelaient le sirop de figues defrutum caricarum.

Le vino cotto

Si par cuisson on réduit d'1/3 le moût (certains le réduisent jusqu'à la moitié) et on le met en barriques, il peut y avoir fermentation et on aura ainsi une boisson alcoolisée. Mais la fermentation peut ne pas se produire. C'est pourquoi, pour favoriser la fermentation et réussir leur vin cuit, après cuisson, beaucoup ajoutent un petit pourcentage de moût frais au moût cuit avant de mettre le tout dans des barriques : c'est le vino cotto ou vin cuit, qui peut se garder longtemps. Le vin cuit, malgré son nom, n'est pas du vin que l'on fait cuire, mais c'est du moût cru que l'on fait cuire et qui, après cuisson, subit dans une barrique une fermentation plus lente et plus tranquille qu'un vin normal : on met le vin cuit dans des barriques, couchées horizontalement, et on bouche l'ouverture principale supérieure par un morceau d' étoffe et sur l'étoffe on pose une brique. On ne scelle l'ouverture qu'à la fin de la fermentation, sinon la barrique explose. Après une année, le vin cuit soit se met en bouteille, soit se transvase dans une autre barrique. Il peut titrer 14,5° et plus. Le vino cotto est un vin de dessert ou de méditation, produit essentiellement dans les Marches et les Abruzzes.

Oldcook : Moût, sapa, arrop - vino cotto (Italie)

Vino cotto - 14,5 ° (Italie)

Ayant subi une fermentation régulière, le vino cotto des Marches est utilisé comme vin de messe. Le cardinal Giovan Battista Montini, alors secrétaire du pape Pie XII, dans une lettre du 9 octobre 1944, remercie M. Davide Ciampini, avocat d'Ascoli Piceno, du vin pur et honnête (vin cuit obtenu des raisins de Poggio Bretta, écart de la commune d'Ascoli Piceno) dont celui-ci lui avait fait cadeau. Le cardinal Montini, le futur pape Paul VI, ajoute que ce vin sarà all'offertorio della messa, concreto ricordo rappresentativo del pio e gentile offerente (sera [utilisé] à l'offertoire, souvenir concret représentatif du pieux et aimable donateur).

En France, la situation semble un peu confuse : le vin cuit façon vino cotto (démarrage de la fermentation par ajout éventuel, après cuisson, de moût frais, mais sans ajout d'alcool) semble avoir survécu dans certains coins de Provence, mais on le confond généralement avec les vins doux naturels, mutés à l'alcool (technique empruntée aux arabes par Arnaud de Villeneuve au 13e siècle pour améliorer la conservation du vin) : Muscat de Rivesaltes, Banyuls ou Beaumes de Venise.

Le vinaigre balsamique

Le vinaigre balsamique traditionnel de Modena et Reggio est produit avec du moût cuit dont on a favorisé l'acidification et qu'on fait vieillir dans une batterie de barriques d'un bois tout à tout différent et de plus en plus petites, à mesure qu'il s'évapore par les douves. La perte de produit est grande, c'est pourquoi il s'agit d'un produit rare et cher.

Le vinaigre balsamique que l'on trouve actuellement dans le commerce est un vinaigre industriel issu d'un mélange de vinaigre de vin et de moût cuit, coloré au caramel.

Nous remercions vivement Alessio Colarizi Graziani, qui nous a permis de découvrir et goûter différents sapa et vino cotto italiens et qui nous a fourni plusieurs informations indispensables pour rédiger cet article. Il est en train de rédiger un livre sur ces produits très intéressants à déguster.


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