Le goût du sucré

Texte : Marie Josèphe Moncorgé

Miel et fruits chez les Romains, aigre-doux de la cuisine arabo-persane, acidulé sucré épicé ou sucre médicament au Moyen Age, pâtisserie...

Pour sucrer les aliments, les hommes ont toujours recherché des produits à forte teneur en sucre : d'abord le miel et les fruits, puis la canne à sucre, et depuis le 18e siècle, la betterave. Rare et cher pendant la période médiévale, le sucre de canne d'origine arabe est un médicament et un produit de luxe réservé aux élites. Puis l'abondante production de sucre de canne aux Amériques et l'arrivée du sucre industriel de betterave transforment peu à peu le sucre en produit de consommation courante.

Le sucre médicament de la pharmacopée arabe médiévale a fait place au sucre rapide fournisseur d'énergie pour les sportifs modernes. Mais le sirop et les dragées existent toujours dans leur deux versions : médicament et sucrerie. Et si on a oublié que Nostradamus n'est pas seulement un astrologue mais aussi un médecin qui a écrit un livre sur les confitures, on diabolise actuellement le sucre (sucre danger), responsable de toutes les maladies du monde moderne, avec aussi peu d'objectivité scientifique que les cuisiniers médiévaux, experts en diététique, qui mettaient presque systématiquement du sucre dans les plats pour malades !

Le sucre plaisir : Le goût pour le sucré n'est pas réservé aux desserts et aux sucreries. On aime les plats cuisinés sucrés ou aigre-doux dans la cuisine romaine antique, la cuisine arabo-persane et arabo-andalouse, puis la cuisine médiévale. Il faut attendre le 17e siècle pour faire une différence nette entre les plats salés du repas et les plats sucrés réservés au dessert. Ne faudra-t-il pas attendre la mode de la cuisine asiatique pour redécouvrir le plaisir de déguster des plats aigre-doux et épicés comme au Moyen Age ?

Pendant plusieurs siècles, la cuisine classique française a toléré quelques rares recettes qui osaient mélanger le sucré et le salé dans la cuisine : canard à l'orange ou rôti de porc aux pruneaux. Actuellement, le goût du sucré n'est plus réservé aux seuls desserts. La Nouvelle Cuisine et la découverte des cuisines d'Asie ont réhabitué nos papilles au mélange des saveurs. Alain Senderens a osé redécouvrir le canard Apicius. Marc Veyrat, dans Fou de saveurs, propose du foie d'agneau au miel de sapin de montagne ou de l'omble chevalier et carottes au miel de sapin. Alain Ducasse propose dans Tradition - Evolution un agneau de Pauillac à la broche, légumes de saison en beaux morceaux, miettes de fruits secs. Michel Bras nous offre un pigeon de Kérébel rôti entier qui s'épice de genièvre, de poivre, d'orange et de sucre.

La gastronomie médiévale et son vieux mélange acidulé, sucré, épicé peuvent redevenir à la mode.

Le sucré : sucre, sirop, confitures, dragées, etc...
un peu d'histoire


Le Sucre: Production, Commercialisation Et Usages Dans La Mediterranee Medievale, de Mohamed Ouerfelli.

Les romains adoraient les saveurs douces : plus de la moitié des recettes d'Apicius comportent du miel ou des fruits ! Avec un fort pourcentage de recettes aigre-douces grâce à l'ajout de vinaigre ou de vin. On trouve parfois l'association miel + dattes (Aliter cucurbitas cum gallina : autre recette de gourdes avec poule, Apicius Livre III-IV.8) , miel + abricot (Minutal ex praecoquiis : minutal d'abricots, Apicius Livre IV-III.6) ou même l'association raisins secs + pruneaux + miel (Ius in diversis avibus : sauces pour divers oiseaux, Apicius Livre VI-V.1).

Oldcook : le goût du sucré - abeilles Ruchers de Véronne

Les pâtisseries des Romains, à base de miel, sont les ancêtres de nombreuses pâtisseries orientales actuelles.

Le mulsum ou vin miellé et le mulsa ou hydromel étaient également fréquemment consommés.

Les abeilles déposent leur miel dans des alvéoles de cire, Crédit photo : Les Ruchers de Véronne (Drôme)

La cuisine arabo-persane, proche et héritière, par certains côtés, de la cuisine romaine antique, conserve ce goût pour les saveurs douces ou aigre-douces. On y retrouve fréquemment le mélange vinaigre + miel ou vinaigre + raisins secs. Mais un nouveau venu apparaît : le sucre.

Alexandre le Grand (356-323 av.J.C.) avait déjà croisé le roseau qui donne le miel sans le secours des abeilles lors de son avancée à la conquête de l'Inde. Pline l'Ancien (23 - 79), dans son Histoire Naturelle, avait également décrit le sucre : L'Arabie produit aussi du sucre (saccaron); mais celui de l'Inde est plus réputé. C'est un miel recueilli sur des roseaux, blanc comme la gomme, qui se casse sous la dent, de la grosseur au plus d'une noisette, utilisé seulement en médecine (Traduction M.A. Ernout, Les Belles Lettres, 1949, Livre XII, §XVII). Mais il faut attendre le Moyen Age pour que le sucre soit vraiment utilisé en Europe.

Le sucre est extrait de la canne à sucre (saccharum officinarum) par broyage de la tige. Cette plante herbacée vivace (sa culture dure de 5 à 6 ans), de la famille des graminées, est en réalité une plante des pays tropicaux et subtropicaux. La canne à sucre (sarkara en sanscrit) est originaire d’Inde et de Chine. Puis elle a été cultivée en Perse, dans les régions du Khouzistan et du Baloutchistan à partir du 5e siècle.

En Méditerranée orientale

Au 9e siècle, le sucre est devenu, dans le monde arabe, une industrie apportant des revenus importants aux propriétaires des grands domaines agricoles de Mésopotamie. Les Arabes ont ensuite développé cette industrie du sucre dans tout le Proche Orient : Syrie - Palestine (région de Tripoli et d’Acre) et Égypte.

L’industrie sucrière de Syrie - Palestine va se poursuivre pendant plusieurs siècles, changeant de mains au gré des envahisseurs : Croisés aux 12e et 13e siècles, Mamelouks égyptiens à partir du 14e siècle. Au 15e siècle, le marché du sucre est perdu au profit de l’Égypte et l’industrie sucrière de Syrie - Palestine s’effondre.

L’essor de l’industrie du sucre débute en Égypte au 9e siècle et se développe aux 13e et 14e siècles. Elle fait la fortune des élites politiques : émirs, vizirs, famille des sultans. La fabrication du sucre, des sirops et boissons sucrées est l’apanage des artisans et médecins juifs égyptiens. Au 15e siècle l’industrie du sucre devient le monopole du sultan mamelouk Barsbay (1422-1438). Le sucre égyptien est alors délaissé au profit du sucre de Méditerranée occidentale, moins cher.

En Méditerranée occidentale

À la fin de la présence des Francs en Terre sainte (chute de St Jean d’Acre en 1291) de nombreux agriculteurs mais aussi artisans ou commerçants syriens chrétiens, se réfugient à Chypre où ils développent la culture de la canne à sucre et la fabrication du sucre. L’industrie est aux mains de grandes familles ou institutions : d’abord la famille royale des Lusignan, puis les Hospitaliers et enfin les Vénitiens.

Au Maghreb, des raisons climatiques empêchent le développement de l’industrie du sucre, malgré des tentatives d’acclimatation de la canne avant le 10e siècle et une petite production locale dans certaines régions.

En Sicile, la culture de la canne à sucre est un héritage arabe : elle débute à partir de la conquête de l’île par les Arabes en 827 et l’installation d’immigrés venant d’Égypte, d’al-Andalus et du Maghreb. Le sucre sicilien est exporté vers le Maghreb à partir du 10e siècle. Malgré la guerre de conquête de la Sicile par les Normands, qui freine l’industrie du sucre, la production reprend timidement sous le règne de Roger II puis de Frédéric II. L’industrie du sucre retrouve une certaine prospérité à partir du 14e siècle et surtout au 15e siècle, principalement dans la région de Palerme. Puis à la fin du 15e siècle, la baisse des prix provoque une crise financière qui met fin à l’essor du sucre sicilien.

En Andalousie arabe, la canne à sucre n’est vraiment attestée qu’au 11e siècle : elle figure parmi les plantes rares et exotiques d’un jardin royal d’Almería. Puis elle est cultivée dans des régions du royaume de Grenade au climat humide et où l’irrigation est possible : la basse vallée du Guadalquivir au sud de Séville, au sud de Cordoue et surtout en bord de mer entre Malaga et Almería. La production est d'abord limitée à un usage local, médical ou en produit de luxe. Au 14e siècle, la production se développe entre Almería et Marbella, en vue de l’exportation du sucre par les commerçants génois. L’industrie sucrière se poursuit après la Reconquista jusqu’au 16e siècle. La région de Valencia débute la culture de la canne à sucre plus tardivement, après la reconquête de Valencia (1229-1245) par Jacques 1e d’Aragón. La population musulmane est alors installée sur des terres agricoles pour y cultiver la canne à sucre. L’industrie du sucre se développe dans la région de Valencia au 15e siècle. Quand la Sicile et le royaume de Valencia sont aux mains de la couronne d’Aragón, des liens commerciaux entre l’industrie du sucre à Valencia et en Sicile se développent.

À partir du 14e siècle, la Crète, aux mains des commerçants vénitiens, tente, en vain, de devenir une puissance sucrière, mais le manque de main-d’œuvre empêche l’essor de cette industrie.

La production de canne à sucre, entre le 15e et 16e siècles, dans les îles de l’Atlantique (Madère, les Açores et les Canaries), puis dans les Caraïbes au 16e siècle, annonce le déclin de l’industrie sucrière méditerranéenne.

Pendant près de 5 siècles, le sucre a d’abord été vendu en Méditerranée par des commerçants arabes et juifs, puis en Europe par des commerçants italiens, catalans, provençaux ou allemands. Les marchands italiens qui se partagent le marché du sucre viennent d’Amalfi, Gênes, Pise et surtout Venise. Les Génois s’approvisionnent à Grenade et les Vénitiens à Chypre et en Sicile. Venise importe non seulement du sucre mais aussi de la canne à sucre, comme elle le fait déjà pour les épices, et raffine le sucre. À la Renaissance, Venise devient un haut lieu de fabrication de confiseries et de pâtisseries.

Oldcook : le goût du sucré - canne à sucre

Champ de cannes à sucre à la Martinique - Crédit photo : OT Martinique

L'essor des plantations de cannes à sucre va pouvoir se faire grâce à une main d'oeuvre esclave : le premier esclave noir de Guinée est signalé en 1457, dans une plantation de Valence (d'après J. Guiral, Colloque de Nice, 1982). La production de sucre ibérique est concurrencée au 16e siècle par une production aux Canaries, en attendant le développement de la canne à sucre aux Antilles et en Amérique. La production, à grande échelle, du sucre américain, lié au développement de l'esclavage, va faire baisser les prix : le sucre est moins cher, sa consommation se démocratise et permet la multiplication des pâtisseries et des sucreries. Le goût du sucré va se développer, au détriment du goût de l'acidulé / épicé / aigre-doux, caractéristique de la gastronomie médiévale.

On entre dans une autre histoire culinaire, à partir du 17e siècle...

Sukkar en arabe, devient azucar en espagnol, sugar en anglais, zucchero en italien qui se transforme en sucre en français (1175, Chrétien de Troyes).

Le sucre a le statut d'épice au Moyen Age : il est aussi cher et aussi rare que les épices, il est intégré à la pharmacopée et à la diététique médiévales comme les épices. Le sucre en morceaux n'existe pas encore. Il est alors présenté sous forme de pains de sucre, cela jusqu'au début du 20e siècle. On trouve encore du pain de sucre en Afrique sahélienne, pour sucrer le thé à la menthe.


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