Les pâtes : enquête policière
Texte : Marie Josèphe Moncorgé
Lagana romaines, itriyya et fidaws arabes, lasagnes, crozets, macrows, macaroni, ravioli, ravioles, vermicelles, nouilles ...
Marco Polo et les pâtes : la légende
La nouille, elle, remonte à la nuit des temps. Probablement au troisième millénaire avant le Christ. Ce sont les chinois qui les fabriquaient et la recette en fut transmise de génération en génération jusqu'à ce que Marco Polo, de retour à Venise, apprenne à ses compatriotes à en modeler la pâte. (Célébration de la Nouille, Raymond Oliver, Robert Morel 1965)
Cette légende, maintes fois reproduite, est en réalité une histoire inventée de toutes pièces au début du siècle par Macaroni Journal , la revue des industries américaines de pâtes. Et ça marche encore !
Pour connaître la véritable histoire des pâtes alimentaires
Nous avons mené notre enquête à partir des travaux des historiens Silvano Serventi et Françoise Sabban (Les pâtes, Actes Sud, 2001).
Voici les résultats :
Nous avons des indices à partir des mots, en étudiant les textes anciens. En particulier, les mots nous révèlent deux pistes de compréhension de l'histoire des pâtes, puis une diversification des pâtes dans l'Italie de la Renaissance :
Pour résoudre cette affaire embrouillée, on repère 2 zones géographiques importantes pour les pâtes alimentaires :
La zone Moyen Orient / Europe
C'est le domaine des pâtes de semoule de blé tendre (pâtes fraîches) ou de blé dur (pâtes sèches) accommodées de sauce courte. La fabrication remonte à l'époque romaine pour les pâtes fraîches de type lasagnes. On trouve des traces des premières pâtes de type vermicelles en Palestine à partir du 3e siècle, puis dans le monde arabe à partir du 9e siècle. On retrouve les pâtes au 12e siècle en France du Nord et en Allemagne via la culture culinaire juive. On les retrouve à la même époque en Espagne et en Sicile via la culture culinaire arabo-andalouse. Puis elles se développent et se diversifient en Italie pour envahir le monde à partir du 19e siècle.
Gamins de Naples mangeant des macaroni, début 20e siècle
La Chine
C'est le domaine des pâtes confectionnées à partir de nombreux produits et préparées à la vapeur ou en bouillon avec des légumes, de la viande ou du poisson ou des crustacés. Les premières recettes apparaissent dès le 3e siècle dans la Chine du Nord puis s'étendent à tout le pays entre le 10e et le 13e siècle.
Nous vous proposons une façon historique, originale à notre époque, de cuisiner les pâtes : les pâtes sucrées aux épices.
1 - Pâtes fraîches de la famille des lasagnes
Lasagnes frites chez les grecs et les romains
- Le grec laganon donne le latin laganum qui sera traduit en français par lasagne. Ces mots désignent des pâtes accommodées avec légumes, aromates et viande, le tout généralement cuit en friture. On en trouve quelques traces dans la littérature latine : une recette d'Athénée dans Banquet des savants, texte du 2e siècle qui reprend une recette de l'Art du Boulanger, du grec Chrysippe de Tyane au 1e siècle. Les lagana sont décrites comme de fines feuilles de pâte de farine de blé avec du jus de laitue pilée, aromatisé d'épices, le tout étant frit. On trouve également chez Apicius, au 5e siècle, deux recettes de lagana, au livre IV, II n° 14 Recette de la Patina d'Apicius et n° 15 Patina quotidienne. S'agit-il, en fait, de plats de lasagnes (on alterne couche de farce et feuilles de pâtes) ou d'une tourte à plusieurs étages (on termine par une feuille de pâte qui recouvre le tout et qu'on perce d'un roseau creux) ? Cela dépend de la nature de la pâte, dont on n'a aucun renseignement précis.
- St Jérôme (347-420) qui traduit la Vulgate dans l'Ancien Testament parle de lagana pour désigner le pain azyme fait de farine de froment sans levain, enduit d'huile.
- Isidore de Séville (560-636) appelle laganum un "pain large et mince cuit d'abord à l'eau puis frit dans l'huile".
En Italie
- On parle de lasagnes en Italie à partir du 13e siècle. Les marchands de pâtes fraîches s'appellent alors des lasagnari. Il s'agit d'une production artisanale pour une clientèle locale. La première recette écrite avant 1300 provient du Liber de Coquina, qui serait originaire de la région de Naples (De lasanis, III-10).
- La lasagne, pâte mince et large, devient une petite tourte lorsqu'elle est farcie. Les tortelli et ravioli sont au départ des beignets frits (De rauiolis, II-60, Liber de Coquina) avant d'être des pâtes farcies pochées dans du bouillon (Martino, 15e siècle). Dès le départ, les ravioli peuvent être farcis avec de la viande ou avec des herbes.
- La lasagne devient croseti, quand elle est découpée, comme dans la recette III-11 du Liber de Coquina, ce qui donnera plus tard les crozets savoyards.
Crozets nature. Crédit photo : Alpina Savoie
- Elle s'appelle macrows (anglicisme pour maccherone) dans le Forme of Cury. Maccharoni est un mot utilisé pour désigner ces pâtes plates dès le 13e siècle. Le vrai macaroni, dont la technique de façonnage diffère de la lasagne est fixé seulement à partir du 15e.
Toutes ces pâtes fraîches de type lasagnes sont fabriquées à base de blé tendre.
2) Les pâtes sèches - 3) L'essor des pâtes - Haut de page
2 - Pâtes sèches de la famille des vermicelles
Dans les communautés juives
- Entre le 3e et le 5e siècle, les académies rabbiniques de Palestine discutent du statut d'une pâte pour itrium dont on veut utiliser le reste pour faire du pain (Talmud de Jérusalem : discussions de la loi orale juive ou Michnah). Il s'agit de savoir si l'itrium (cuit en milieu humide dans une marmite) est bien non soumis à la Hallah, alors que le pain (cuit en chaleur sèche au four) est soumis à la Hallah (prescription religieuse qui demande que la première portion de pâte, de la taille d'un oeuf, soit prélevée du pain en offrande).
- On retrouve les mots de vermishelsh (vermicelli ?) et trijes (tri ?) dans des commentaires de Rachi sur le Talmud de Jérusalem : des communautés juives du nord de la France au 12e siècle se posent à nouveau la question religieuse de la Hallah à propos des pâtes. A la même époque, un disciple allemand de Rachi s'interroge sur le sort religieux des vrimzlish. Vermishelsh et vrimzlish sont-ils les ancêtres juifs des vermicelles ou ces noms indiquent-ils une influence italienne dans les communautés juives, via la Sicile ? Une seule chose est certaine : le mot vermicelli (petits vers) n'apparaît dans la littérature culinaire italienne qu'au début du 14e siècle.
Chez les arabes
- Itriyya est le mot arabe utilisé au 9e siècle, par le médecin syrien Jesu Bar Ali pour désigner les vermicelles. A la même époque, Gérard de Crémone, qui traduit le Canon d'Avicenne utilise le mot tri pour traduire itriyya. Ce mot est repris par le médecin Simon de Gênes pour désigner une pâte non levée en forme de long fils : les vermicelles !
- Le géographe arabe Idrisi signale, au 12e siècle, un commerce important de pâtes appelées itriyya, en Méditerranée à partir de la Sicile, à Trabia (à l'est de Palerme). La Sicile est alors sous domination normande, tout en conservant encore un nombre important de musulmans.
- A la place d'itriyya, les arabes parlent aussi de fidaws, qui devient fideos en espagnol, fidei, fidiaux en provençal (en 1397 en Avignon, il est question de semola de fideis), pour devenir fidès en Savoie.
Avoines, pâtes Alpina Savoie
- Au 13e siècle, on retrouve de nombreuses recettes de fidaws et d'itriyya dans les livres de cuisine arabo-andalouse. Les pâtes de type vermicelle sont généralement cuites dans des bouillons ou des ragoûts, pour donner de la consistance au plat.
Préparation des fidaws
On pétrit vigoureusement environ un Rtel de semoule [480 g] avec de l'eau et du sel, on fraise la pâte très fortement, on la met dans un récipient couvert, on roule peu à peu la pâte entre les doigts, on forme des grains de la taille d'un grain de blé, chaque grain de pâtes est fin avec des extrémités plus fines que le centre, on met toute la pâte qu'on a roulée dans une corbeille qu'on a sous la main. Quand toute la pâte est façonnée, on la fait sécher au soleil et on pétrit une autre pâte et on fait de même jusqu'à obtenir la quantité de pâtes dont on a besoin.
Quand on veut faire cuire ces pâtes, on prend de la bonne viande de mouton, l'entrecôte, la selle ou autre. On la découpe en morceaux moyens, on les rince et on les met dans un grand pot avec beaucoup d'eau, du sel, de l'huile, du poivre, de la coriandre et un peu d'oignon coupé [et on fait cuire] ; on la retire et on la met couverte dans une terrine, on passe le bouillon, on nettoie le pot et on y remet le bouillon s'il est suffisant pour cuire les pâtes, sinon on y ajoute de l'eau.
Quand le bouillon bout, on y verse les pâtes avec précaution, on met sur feu moyen jusqu'à ce qu'elles soient suffisamment cuites. Entre temps on met sur l'ouverture du pot un autre petit pot plein d'eau qui chauffe à la chaleur du grand pot, si l'eau des pâtes s'assèche on y ajoute un peu d'eau du petit pot.
Quand les pâtes sont cuites on leur ajoute dans le pot du beurre frais ou du smem [beurre salé conservé], on laisse bouillir un moment, on remue avec le manche de la louche, délicatement pour ne pas les abîmer. On fait revenir entre temps la viande dans un tajine avec du beurre et du smem jusqu'à ce qu'elle soit bien dorée, quand les pâtes sont prêtes, on les verse dans une terrine, on dispose dessus la viande et on saupoudre de cannelle et de gingembre et on consomme si Dieu le transcendant le veut.
Fudalat al-Khiwan d'Ibn Razin Tujibi. Traduction Mohamed Mezzine et Laila Benkirane, p. 63. Publication association Fès-Saïss.
En Catalogne
En 1324, dans le Sent Sovi, on trouve 2 recettes d'alatria (issu de l'hispano-arabe atriya et de l'arabe itriyya), que Rodolph Grewe traduit par macaroni : Qui parla con se cou alatria (Qui dit comment cuire les macaronis, n°170) et Qui parla con se cou carn ab alatria (Qui dit comment cuire la viande avec des macaronis, n°171).
En Italie
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Dans le Liber de Coquina, à la fin du 13e siècle, on trouve une recette de Tria génoises (II-66), dont voici la traduction :
Pour les pâtes à la génoise, fais frire des ciboules avec de l’huile et mets dans l’eau bouillante [les pâtes], fais cuire, et place par-dessus des épices; et donne de la couleur et assaisonne comme tu veux. Avec elles [les pâtes], tu peux mettre du fromage râpé ou en lamelles. Et sers-les comme il te plaît avec des chapons ou avec des œufs ou n’importe quelle viande.
- Le mot de fidaws ou fideus est majoritairement employé à la place d'itriyya ou de tri pour désigner, au 14e et au 15e siècle les pâtes exportées de la ville de Cagliari en Sardaigne, à destination de Barcelone, Majorque, Valencia, Gênes, Naples ou Pise. A la fin du 14e siècle, dans les livres de comptes des douanes de Sardaigne, on retrouve également les mots de macaroni et d'alatria. S'agit-il de 3 catégories différentes de pâtes ? la Sardaigne est alors sous la domination du royaume d'Aragon-Catalogne. L'influence catalane explique l'utilisation du mot fideus. Les fabricants de pâtes sèches vont s'appeler ensuite fidelari sur la côte ligure.
En Europe centrale
En dehors des itriyya et des fidaws, l'historien américain Charles Perry a trouvé une variété de pâtes persanes appelée lâkhshâ, qu'il traduit pas choses glissantes. Il s'agit en fait de pâtes fraîches qui sont plus proches de la famille des vermicelles que de la famille des lasagnes.
Ces pâtes lâkhshâ seraient à l'origine de la famille des nouilles qui s'est développée en Europe centrale. La parenté se retrouve dans les noms : laska en hongrois, lapsha en russe, lokshina en ukrainien, loskshn en yiddish, lakstiniai en lithuanien. On ignore l'origine du mot allemand nudle, qui a donné nouille en français et noodle en anglais.
1) Les pâtes fraîches - 3) L'essor des pâtes - Haut de page
3 - L'essor des pâtes
A partir du 15e siècle en Italie, on constate une grande diversification des pâtes qui se traduit par une augmentation importante des appellations : croseti, formentine, maccaroni, quinquinelli, ravioli, tortelli, vermicelli... Les recettes et les noms varient d'une région à l'autre.
Mais le mot générique de pasta ne prend le sens restreint de pâtes alimentaires que tardivement. Les commerçants sardes utilisent au 14e siècle l'expression obra de pasta pour désigner les pâtes sèches qu'ils exportent. Mais quand Bartolomeo Scappi édite, en 1570, son grand traité de cuisine Opera, le Livre Cinq, Libro delle paste (livre des pâtes) traite en fait des pâtés, tourtes, tartes et gâteaux sucrés comme beignets, gaufres et massepains.
Les fabricants de pâtes fraîches sont de petits artisans qui produisent pour une clientèle locale. Les fabricants de pâtes sèches sont des artisans plus importants, pour une vente à l'exportation. Les manufactures de pâtes, qui produisent des quantités semi-industrielles, apparaissent en Italie à partir du 17e siècle. L'ère industrielle débute à la fin du 19e siècle, avec l'apparition des presses hydrauliques. Les pâtes sèches sont alors systématiquement fabriquées à base de blé dur.
En Allemagne, comme en Alsace, la tradition est aussi ancienne : En 1507, le premier livre de cuisine alsacien (Kochbuch) et en 1540, la version allemande de Platine (Von allen speisen und Gerichten, Strasbourg) en parlent déjà. Les pâtes d'Alsace (des nouilles) sont dès le 17e siècle riches en œufs. Les pâtes fraîches appelées nudeln, deviendront nouilles en français ou noodle en anglais.
En France, pendant des siècles, on parle de nouilles, macaroni, lasagnes... ou en Provence : menudez, macarons, vermisseaux ou fidiaux.
Il faut attendre le début du 19e siècle pour employer le mot générique de pâtes pour désigner les pâtes alimentaires.
La diffusion mondiale des pâtes est en partie liée à l'immigration italienne, qui emporte avec elle son savoir-faire et ses goûts culinaires, en particulier aux USA et en Amérique latine.
Une autre piste pour en savoir plus sur l'histoire des pâtes : Liliane Plouvier, historienne (Bruxelles) spécialiste de l'histoire de la cuisine et de la confiserie en Europe.
Les pâtes et la Chine - L'art de cuisiner les pâtes - Haut de page