Nourritures symboliques et fêtes religieuses

Texte : Marie Josèphe Moncorgé

Bugne, beignet de Carnaval, agneau pascal, mouton de l'Aïd el Kebir, crêpe de la Chandeleur, citrouille d'Halloween, les 13 desserts de Noël en Provence ...

Certaines nourritures sont traditionnellement associées à une fête religieuse, comme l'agneau pascal, le mouton de l'Aïd el Kebir, la crêpe de la Chandeleur ou le beignet du Carnaval. Cette association peut être simplement anecdotique (la bugne) ou un élément essentiel du symbolisme religieux (l'agneau). Malgré la diminution de la pratique religieuse, on continue d'associer ces nourritures à une période de l'année.

Sur Old cook, site de cuisine historique, nous voulons expliquer, dans la mesure du possible, l'origine de ce lien entre alimentation et célébration religieuse.



Février : Carnaval et bugne ou beignet

Le Carnaval, associé à Rio ou à Nice, est devenu le symbole d'une fête costumée de printemps, fêtes qui s'échelonnent entre février et avril. Le Carnaval correspond historiquement à une période de déguisements qui pouvait débuter le jour de l'Epiphanie, fête des Rois Mages le 2 janvier, mais qui devait se terminer obligatoirement le Mardi Gras, le jour qui précède le Mercredi des Cendres, début de la période du Carême.

Le Carême (du latin quadragesima, le quarantième jour avant Pâques) est la période de quarante jours avant la fête de Pâques, qui est une période de jeûne alimentaire et d'abstinence sexuelle avant le jour de la résurrection de Jésus-Christ. A l'origine, cette période de jeûne servait à préparer les catéchumènes (païens qui se convertissent) au baptême lors de la fête de Pâques. Le jour du Carnaval était une fête où ces catéchumènes et leurs proches enterraient leur vie de païen.

Le Carnaval est caractérisé, pendant des siècles, dans les pays catholiques du sud de l'Europe, par des mascarades (déguisements et masques), comportant des rituels d'inversion (les pauvres se comportent comme les riches et peuvent contester l'ordre établi) et des excès alimentaires, sorte de christianisation des Saturnales et autres fêtes de fin d'hiver de l'antiquité. Le dernier jour du Carnaval, avant l'arrivée du carême, est aussi appelé Mardi Gras, car c'est un jour de fête, symbole de fécondité, où l'on peut consommer en abondance les produits interdits pendant la période de jeûne (viandes et ripaille alimentaire mais aussi défoulement et orgies sexuelles). Le mot Carnaval vient de l'italien carnevale (la viande s'en va) altération du génois carneleva.

La bugne fait partie de la catégorie des beignets consommés traditionnellement pendant la période du Carnaval.

Bugne et beignet viennent du mot beigne (1378) ou buyne : une bosse provoquée par un coup. En effet, le beignet ou la bugne sont des pâtes qui gonflent en cuisant, comme la bosse sur le crâne !

Bugnes et beignets ne font pas partie de la liste des produits transformés en chevaliers dans la bataille entre Caresme (chevalier félon aidé de ses vassaux poissons) et Charnage (baron aidé de ses vassaux rôtis et volaille), une parodie de chansons de geste du 13e siècle.

L'édition du Vatican (15e siècle) du Viandier de Taillevent propose une recette de buignetz et roysolles de mouelle : Crespes grandes et petites, qui correspond davantage à une recette de crêpes que de beignets. En revanche le manuscrit du Viandier de la Bibliothèque Mazarine (15e siècle) propose une recette de pâte frite et sucrée comme on fait brugnes qui semble très proche d'un beignet. Cette pâte à frire est préparée avec de la sauge sclarée broyée, de l'eau, de la farine, du miel, un peu de vin blanc, le tout bien battu et fris dans l'huile par petites cuillères. Chaque bugne est ensuite égouttée, tenue au chaud et sucrée.

Une des plus anciennes références de bugnes à Lyon date de 1538.

Oldcook : nourritures symboliques - bugnes lyonnaises

Bugnes lyonnaises, boulangerie Honorin, Crest (Drôme)
Photo Jacques Bouchut

La bugne lyonnaise actuelle est une pâtisserie de forme rectangulaire, en losange ou en nœud, qui se consomme habituellement au dessert ou pour le goûter pendant tout le mois de février en région Rhône Alpes. Elle se mange tiède, saupoudrée de sucre glace. Il s'agit généralement d'une pâte levée (avec levure) ou non (craquante, sans levure), frite et aromatisée à la fleur d'oranger, au cognac ou au rhum ou avec un zeste de citron. En Alsace, le beignet de Carnaval d'Alsace est signalé dans un document de 1449 (beignets en forme de poire mangés en troisième service).

Le beignet alsacien est une petite galette ronde ou carrée, faite en pâte levée et moelleuse, souvent parfumée à la cannelle.

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Pâques : l'agneau pascal et le mouton de l'Aïd el Kebir

Les sacrifices d'animaux ont été de tous temps une des base des cultes religieux : les dieux ne sont pas végétariens et semblent aimer le parfum des viandes grillées !

L'agneau est associé étroitement à la religion juive, puis à la religion chrétienne et à l'Islam, depuis le sacrifice d'Abraham (Bible : Genèse-22). Pour l'éprouver, Abraham reçut de Dieu l'ordre de sacrifier son fils, Isaac (juifs, chrétiens) / Ismaël (musulmans), au lieu de sacrifier le traditionnel agneau. Docile et fidèle, Abraham accepta ce sacrifice. Un ange l'arrêta à la dernière minute et lui demanda de remplacer son fils par un bélier prisonnier d'un buisson. Puis Yahvé, voulant aider son peuple à sortir d'Egypte, demanda à Moïse de célébrer la fête de La Pâque en égorgeant un mouton ou une chèvre et en mangeant sa chair rôtie le soir de La Pâque, la veille de la dernière des plaies d'Egypte : le châtiment des premiers nés d'Egypte (Exode-12).

La religion chrétienne a multiplié les symboles autour de l'agneau : parabole du berger et de son troupeau (symbole du pasteur dirigeant les fidèles dociles comme des agneaux), l'agneau égorgé (symbole à la fois du Juste souffrant et du sacrifice de Jésus mort pour racheter nos péchés) Jésus est souvent décrit comme l'Agneau de Dieu.

Oldcook : nourritures symboliques - Agneau Mystique

Retable de l'Agneau Mystique, St Jean Baptiste (détail), 1432, Hubert et Jean Van Eyck, Cathédrale St-Bavon, Gand, Belgique

L'agneau est donc à la fois modèle d'obéissance et de douceur, victime et rédempteur. Les juifs, avant le départ d'Egypte, ont égorgé le mouton et l'ont fait rôtir. Les musulmans égorgent le mouton, pour commémorer le sacrifice d'Abraham, au moment de l'Aïd el Kebir (grande fête) ou Aïd el Adha (fête du mouton). Les chrétiens (catholiques et orthodoxes) mangent l'agneau le jour de Pâques.

Cet agneau pascal est un plat de viande. Il s'agit traditionnellement d'un gigot rôti accompagné de flageolets (rappelons que les haricots venant d'Amérique, il ne s'agit donc pas d'une tradition très ancienne).

Recette du Viandier de Taillevent, manuscrit de la B.N.F. (1380) :

Mouton en rost.
Au sel menu, ou à la cameline, ou au verjus.

En Alsace, au 19e siècle, l'agneau pascal est peu à peu remplacé par un gâteau cuit dans un moule en terre cuite en forme d'agneau : l'Oschterlammele ou Osterlemmele.

On peut trouver d'autres gâteaux appelés agneau pascal, connus souvent très localement (par exemple l'agneau pascal d'Annonay en Ardèche, petit biscuit meringué en forme d'agneau).

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1e novembre : la citrouille d'Halloween

La fête d'Halloween se célèbre dans la nuit du 31 octobre au 1e novembre. Il s'agit d'une fête traditionnelle américaine d'origine irlandaise qui s'est développée aux USA à la fin du 19e siècle. Hallowe'en est une altération de all hallow's eve : la veille de tous les saints, c'est à dire de la Toussaint. Hallow étant un mot d'origine saxonne (halig) qui a donné holy, puis holiday : jour saint, c'est à dire jour consacré à la religion, par extension : jour férié.

Traditionnellement, Halloween se caractérise par des enfants déguisés de costumes effrayants (fantômes, sorcières, squelettes), qui passent de porte en porte pour demander des friandises en criant :
Trick or treat ! (des farces ou des friandises).

Le symbole d'Halloween est une citrouille évidée dans laquelle on a creusé un visage et placé une bougie au centre. Cette tête de mort symbolique était à l'origine un navet, symbolisant une âme errante, chassée du ciel et de l'enfer. Le folklore irlandais a en effet la légende de Jack-o'-lantern, un homme errant sur terre parce que ni Dieu ni le diable ne voulaient de lui et les navets illuminés dans la nuit lui ont permis de retrouver son chemin. Pourquoi maintenant une courge, une citrouille ou un potiron ? Nous n'avons pas trouvé d'explication logique en dehors du fait qu'il s'agit d'un légume de saison, qui s'adapte bien à ce rituel : il est gros et rond comme une tête, on peut le creuser et l'éclairer de l'intérieur. Les irlandais ont dû adopter la citrouille, plus grosse que le navet, quand ils sont arrivés en Amérique, chassés par la famine de 1846/48.

La fête d'Halloween veut symboliquement dédramatiser la mort (beaucoup de déguisements sont des squelettes) et ressemble étonnamment à la fête des morts du Mexique.

L'origine de la fête d'Halloween est un bel exemple du syncrétisme en religion :

Dans la mythologie celtique, le début de la saison sombre (passage vers l'hiver et début de l'année) est la fête de Samain ou Samhain chez les Irlandais ou Samonios chez les Gaulois. Ce mot signifie réunion et marque la fin des batailles et des travaux des champs. Les rites druidiques insistent sur la notion de passage entre le monde des humains et le monde des dieux, ce monde où se trouvent les héros : on les croit morts alors qu'ils sont simplement invités par les dieux à séjourner dans cet Autre Monde où le temps ne passe pas à la même vitesse. C'est un moment d'attente où les morts peuvent revenir sur terre et où l'on n'hésite pas à s'enivrer. Samain se célèbre aux environs du 1e novembre.

Quand l'église catholique a voulu convertir les celtes, elle a récupéré bon nombre de lieux saints pour y construire une église. Elle a aussi transformé des fêtes païennes en fêtes chrétiennes.

Les chrétiens d'Orient célébraient la fête des martyrs, dès le 4e siècle, le dimanche après la Pentecôte. Les églises de rite byzantin continuent à célébrer la Toussaint le dimanche après la Pentecôte. Mais les moines irlandais du 8e siècle, confrontés à une forte survivance des rites celtiques ont tout naturellement transformé Samain en fête de tous les saints le 1e novembre. Le pape Grégoire IV dédie vers 830 une chapelle à tous les saints au Vatican. Et l'empereur Louis le Pieux institue en 835 la fête de tous les saints dans l'empire carolingien. L'objectif était de remplacer ce culte païen de l'âme des morts par un culte chrétien plus joyeux des saints (personnes vivantes ou mortes). Comme cette transformation n'a pas vraiment fonctionné, Saint Odilon (962-1048), abbé de l'abbaye de Cluny, ordonne, à partir de 1031, de célébrer, dans tous les monastères clunisiens, une messe solennelle pour les morts le 2 novembre. En 1580 le pape Sixte IV fait de la Toussaint une grande fête chrétienne. Mais il faut attendre 1914 pour que le pape Pie X en fasse une fête d'obligation (obligation d'assister à la messe).

Les catholiques ont pris l'habitude d'honorer leurs morts dès le jour de la Toussaint en déposant des bougies allumées sur les tombes. Au 19e siècle, le rituel des bougies s'est peu à peu transformé en rituel de fleurir les tombes en France, mais il a continué en Wallonie au moins jusqu'en 1930. Dans certains villages wallons, le soir de la Toussaint, les enfants évidaient déjà une betterave ou une citrouille. Ils éclairaient cette tête de mort avec une bougie. Ils demandaient aux passant quelques sous pour les âmes. Cette coutume pouvait encore s'observer en 1950 !

Il y a donc plus de liens qu'on ne croit souvent entre Samain, la Toussaint et Halloween. Halloween est une fête quasiment inconnue en France avant 1990. Des sociétés spécialisées dans le commerce des friandises, des déguisements et des gadgets pour enfants ont fait du lobbying auprès des médias pour la développer : une manière de relancer la consommation de bonbons et déguisements à une période creuse. La confusion entre fête traditionnelle des morts, d'origine très ancienne, et fête commerciale ne convient pas à tout le monde : l'église catholique s'oppose à cette fête païenne.

Une certitude : la fête d'Halloween a relancé la culture de la citrouille et du potiron ! Rappelons que citrouille (cucurbita pepo) et potiron (cucurbita maxima) étaient inconnus en Europe avant Christophe Colomb. La courge européenne mentionnée dans les recettes de cuisine médiévale était la gourde ou courge calebasse (lagenaria siceraria). La courge américaine va être désignée sous le nom latin de cucurbita (déjà connu des romains) et sous le nom français de courge (dont on a des recettes dans le Ménagier de Paris), ce qui va faciliter la confusion entre les 2 légumes. C'est pourquoi la courge américaine va être très vite adoptée dans la cuisine européenne et remplacer la gourde. La courge utilisée pour Halloween aux USA est une citrouille d'hiver ronde appelée pumpkin.

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Les 13 desserts de Noël en Provence

Les 13 desserts de Noël sont des nourritures tellement chargées de symboles qu'on peut se demander s'il ne s'agit pas d'un outil de propagande créé, vraisemblablement à la fin du 19e siècle, au service de la religion catholique et du régionalisme provençal. Frédéric Mistral (1830-1914) n'en parle pas, se contentant de mentionner une quantité de friandises exquises pour le soir de Noël : uno sequèlo de privadié requisito. Or on se souvient que ce grand poète provençal a créé avec 6 autres personnes le félibrige, une école littéraire pour développer la culture d'Oc. Certains disent que les 13 desserts de Noël sont une invention d'une association de Marseille (Cremascle).

Nous avons probablement une tradition ancienne de desserts multiples le jour de Noël (la fougasse est un dessert de Noël et de l'Epiphanie dès le Moyen Age). Cette tradition a été codifiée tardivement et semble correspondre (est-ce un hasard ?) aux mouvements, fin 19e et début 20e siècle, de valorisation de la religion catholique en perte de vitesse, de mise en valeur de la notion de terroir (développement du régionalisme et mise en valeur des traditions lié, au départ, au courant idéologique de Mauras et Barrès), avec un soupçon de superstitions populaires (nourritures pour favoriser la réussite).

Les symboles religieux des desserts provençaux sont nombreux : il y a 13 desserts comme il y a 12 apôtres et le Christ le jour de la Cène (repas du Jeudi-Saint avant la crucifixion de Jésus). Ces 13 desserts doivent être servis sur une table couverte de 3 nappes blanches éclairée par 3 chandeliers (La Sainte Trinité, dans la religion catholique est représentée par le chiffre 3 pour désigner Dieu le Père, son fils Jésus-Christ et le Saint-Esprit). Ces nappes servent à conjurer aussi le malheur.

Les 13 desserts sont traditionnellement servis au retour de la messe de minuit, pour le réveillon de Noël. La liste de ces 13 desserts varie selon les différentes régions ou villes de Provence. Une liste officielle a même été fixée en 1998 à Aix-en-Provence par plusieurs associations et les fabricants de calissons ! Dans tous les cas nous avons certains desserts, communs à toutes les traditions, que nous pourrions qualifier d'obligatoires :

Certains produits sont plus liés à une région donnée: calisson à Aix-en-Provence (ce produit existe depuis le 15e siècle, Maestro Martino en donne une recette), fruits confits (dont la tradition remonte au 14e siècle) à Apt ou Carpentras, par exemple pâte de coing, cédrat confit, confitures, melon d'hiver.

La tradition des 13 desserts, qui était uniquement connue et respectée en Provence jusqu'à une date récente, semble devenir un outil de valorisation commerciale de ces produits : on trouve actuellement, dans certains magasins et sur Internet des coffrets 13 desserts.


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