Poivre ou piment ?

Article de Marie Josèphe Moncorgé, paru dans Aquisud le 10 décembre 2015.

Pour relever un plat et lui donner plus de caractère, quoi de plus simple que d’y rajouter du fort et du piquant. L’ail est un condiment local très facile à cultiver et qui apporte cette sensation de force quand il est cru. Les Romains craignaient son odeur forte, c’est pourquoi l’ail était un condiment de paysan. Ils accusaient les Gaulois d’empester l’ail. Dès l’Antiquité, on va chercher ailleurs le moyen de "pimenter" un plat "gastronomique".

Le poivre est la première épice forte, originaire d’Inde (côte de Malabar, région du Kérala), que les Grecs puis les Romains ont commencé à consommer en abondance dans la cuisine gastronomique. En revanche, le piment, originaire d’Amérique latine, est connu et consommé dans le reste du monde depuis seulement le 16e siècle. Il est à la mode à partir du 20e siècle.

Le poivre

Le poivre est le fruit d’une liane, le poivrier. Les graines peuvent être consommées fraîches et cueillies avant maturité (poivre vert), sèches et à maturité (poivre noir) ou débarrassées de leur enveloppe (poivre blanc). Le poivre long et le cubèbe ou poivre à queue sont de la même famille des pipéracées, mais les baies roses, les poivres de Sichuan ou de la Jamaïque, le poivre de Guinée ou maniguette sont des faux poivres, malgré leur nom.

Oldcook : poivre noir, poivre blanc, poivre long, cubèbe

La cuisine romaine met du poivre (noir ou blanc) un peu partout : dans la cuisine salée mais aussi dans les plats sucrés ou le vin. Le poivre long décrit par Pline est du simple poivre noir.

La grande cuisine arabe, à Bagdad, Alep, en Egypte ou al-Andalus, entre le 8e et le 14e siècle, est une cuisine riche en parfums d’herbes aromatiques et d’épices. Le poivre est, comme chez les Romains, l’épice la plus utilisée.

Contrairement à la légende, les épices sont connues en Europe chrétienne avant les Croisades, mais leur consommation augmente à partir du 13e siècle. Dans les livres de cuisine des 14e et 15e siècles, les trois quarts des recettes en contiennent. Le poivre est l’épice la plus utilisée. On connaît aussi le poivre long et le poivre à queue (cubèbe), ainsi qu’un faux poivre, la graine de paradis, très à la mode dans la cuisine médiévale du 15e siècle. Plus petite et plus parfumée que le poivre, c’est la graine d’une plante vivace du golfe de Guinée (maniguette ou aframomum melegueta), la seule épice médiévale venant d’Afrique noire : elle est alors plus chère que le poivre, donc réservée aux élites.

Au Moyen Âge, le poivre est parfois utilisé comme monnaie. Une livre de poivre pouvait valoir les 2/3 du prix d’une vache ou l’équivalent de 490 g d’argent.

Puis Vasco de Gama découvre la route des Indes en 1498. Portugais, Hollandais, Anglais, Français créent des Compagnies des Indes et Anvers devient le centre du commerce du poivre. Mais Christophe Colomb découvre le piment en 1493 à Cuba et ce concurrent du poivre arrive en Europe et dans le bassin méditerranéen au 16e siècle.

Le piment

Le piment, originaire d’Amérique du Sud, est domestiqué depuis environ 7000 ans avant J.-C. au Mexique. Aztèques et Mayas en ont fait une boisson aphrodisiaque en y ajoutant du cacao. Les formes ou les couleurs du piment peuvent être très variables. Il va du très doux (le poivron est un piment, le paprika aussi) au si piquant que nos palais occidentaux ne le supportent pas. On l’a d’ailleurs utilisé dans des bombes aérosols d’autodéfense.

Un pharmacien américain, Mr Scoville, a inventé, en 1912, une échelle de mesure de la force des piments : l’échelle de Scoville. Elle mesure la teneur en capsaïcine dans le piment, responsable de la sensation de brûlure, qui va de 0 (le poivron) à 1 000 000 (le piment indien Bhut Jolokia).

La capsaïcine est capable d’augmenter la sensation de satiété, elle oblige le cerveau à sécréter de l’endorphine, qui provoque une euphorie légère. Une consommation habituelle de piment créerait un phénomène d’accoutumance et une certaine dépendance. C’est pourquoi on a créé des piments de plus en plus forts pour que les amateurs de piment dont les papilles sont anesthésiées puissent continuer à sentir leur brûlure.

Le piment est facile à cultiver, facile à sécher et à stocker, pas cher, son succès a été immédiat, au point que l’adjectif épicé est devenu synonyme de pimenté.

Oldcook : piments verts et jaunes

Le piment a concurrencé le poivre dans de nombreuses régions du monde. Il est présent, au 16e siècle, dans le sud de l’Europe jusqu’en Hongrie (le paprika, introduit par l’Empire Ottoman). Il arrive à Goa, en Inde, avec les Portugais, mais l’Inde du Nord va mettre 2 siècles pour l’adopter. Les Portugais le font aussi connaître à l’Afrique noire. Comment imaginer la cuisine africaine et la cuisine indienne sans la brûlure du piment ?

Actuellement, le piment, comme la tomate, a profondément modifié les cuisines du monde : le Tabasco (une purée de piments) n’est-il pas présent, un peu partout, à côté du Ketchup, pour concurrencer le poivre ?

Oldcook : piments et poivrons

Piments et poivrons

Le piment pour le Sud et le poivre pour le Nord ? Cette vision un peu caricaturale fonctionne pour l’Italie : la Calabre et la Sicile ont développé des spécialités à base de piment (all’arabiata, à l’arabe). En Espagne, la Catalogne a développé les piments doux (nyores ou romesco) tandis que l’Andalousie a succombé au charme brûlant du piment fort. En France, le piment d’Espelette est très doux et le poivre est encore roi dans la cuisine traditionnelle. Au Maghreb, la harissa tunisienne est une invention du 19e siècle (c’était, depuis le 10e siècle, le nom d’un plat de viande au riz). De nombreux plats de cuisine traditionnelle du Maghreb sont encore réalisés sans piment comme ceux des cuisines traditionnelles du Proche Orient : la cuisine turque traditionnelle d’il y a 40 ans, héritière de la cuisine ottomane, était une cuisine sans piment, comme la cuisine libano-syrienne.

Piment et poivre semblent s’opposer, mais ils ont un même but : relever des plats qui pourraient sembler fades sans eux.

Pour en savoir plus : La Méditerranée à table, tome 1, Marie Josèphe Moncorgé, TAMBAO 2013.


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